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jeudi 28 mars 2024

Commission de la mémoire franco-québécoise

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Molière

memoires vives

L’exode de Canadiens à la Conquête.
De la mémoire sélective à la mémoire retrouvée… en Guyane

 

Introduction

La déportation des Acadiens et l’émigration à la Conquête d’une partie importante de la noblesse canadienne ont marqué notre imaginaire collectif et donné lieu à bien des interprétations souvent davantage articulées sur l

Vue du camp de Sinnamary
« Commencé le 27 juillet 1763 par le sieur Tugny, ingénieur géographe du roi sous les ordres du chevalier de Villers, capitaine d’infanterie détaché par monsieur de Préfontaine. Ce camp à 12 lieues [au] nord de Kourou et à ¾ de lieu de la mer était encore occupé le 17 mai 1767 par 60 familles canadiennes [lire : canadiennes, acadiennes et de Louisbourg] qui ont formé des habitations le long de la rivière de Sinnamary ».
Gravure de Jean-Baptiste Tugny, géographe du roi en Guyane, 1767.
Crédit : Archives départementales de la Guyane - Fonds iconographique, 4Fi 2/19

’idéologie et l’imagination des commentateurs que sur une étude véritable des faits. Certaines théories sur la conquête providentielle ou la décapitation sociale ont ainsi mérité beaucoup d’attention alors que les mouvements de population déclenchés à la Conquête sont restés méconnus et devraient être étudiés dans un contexte géopolitique beaucoup plus large. En plus des Acadiens, les soldats, commerçants, pêcheurs et autres habitants non acadiens des îles Royale et Saint-Jean ont aussi été déportés en 1758. Même dépouillés de leur allégeance française, les Louisianais sont restés attachés à leur mère patrie et ont continué de s’y rendre tout en accueillant en Louisiane espagnole des immigrants acadiens et français. Simultanément, Bougainville tentait d’installer des familles acadiennes aux Malouines pendant que Saint-Pierre et Miquelon se colonisaient et que Choiseul expédiait en Guyane quatorze mille colons dont quelques centaines d’ex-habitants de la Nouvelle-France. Des milliers de Français ont encore traversé l’Atlantique lors de la guerre d’Indépendance américaine. Parmi eux, plusieurs ex-officiers du Canada ont combattu aux Caraïbes et renoué avec des ex-habitants d’Amérique septentrionale s’y étant réinstallés. Ceux-ci allaient encore être bousculés par la révolte des esclaves et obligés à repartir, notamment vers la Louisiane. Puis, des prêtres réfractaires allaient immigrer au Canada en même temps que revenaient des émigrants de la Conquête fuyant la Révolution. Tous ces mouvements de population étaient en parfaite continuité avec le va-et-vient transatlantique qui avait toujours été aux fondements mêmes du peuplement des colonies.


Une mémoire sélective des chiffres et des faits

Les premiers historiens du Canada français ont commenté les départs vers la France au lendemain de la Conquête selon leur imagination et la mémoire sélective de ceux qui en avaient été témoins ou qui prétendaient savoir. Michel Bibaud, François-Xavier Garneau et autres se sont apitoyés sur le sort des Canadiens que toute leur élite sociale aurait dramatiquement abandonnés. « Il ne resta dans les villes, écrivait Garneau en 1848, que quelques rares employés subalternes, quelques artisans, à peine un marchand, et les corps religieux. » Il y avait certes un fond de vérité à cela mais, au lieu d’en rendre compte de façon plus nuancée, des historiens de la génération suivante ont soutenu la thèse inverse. Le juge Baby écrivait en 1899 qu’un nombre « insignifiant » de Canadiens était alors parti et que la « classe distinguée et influente » était assurément restée puisque les familles Boucher de Niverville, Chartier de Lotbinière, Chaussegros de Léry, Juchereau Duchesnay, Saint-Ours et autres étaient encore bien présentes. En rééditant l’œuvre de son grand-père, Hector Garneau crut alors devoir corriger en note qu’à l’exception des militaires et des fonctionnaires, presque toute la population était restée au Canada. N’empêche que la polémique allait encore se poursuivre : en 1924, Claude de Bonnault affirmait que seulement 270 Canadiens avaient émigré à la Conquête alors que, quatre ans plus tard, Paul-Émile Renaud évaluait leur nombre à 4000!

Presque toute l’élite sociale canadienne aurait donc quitté le Canada après la Conquête, à l’avis des uns, ou serait restée au pays, aux dires des autres. On a ainsi raconté l’Histoire en soutenant des thèses radicalement opposées et sans envisager la possibilité que la noblesse canadienne ait pu se scinder entre ceux qui étaient partis et ceux qui étaient restés ni, évidemment, concevoir que certains aient pu partir, puis revenir. L’historiographie allait plutôt bifurquer vers un autre débat idéologique lorsque Guy Frégault et surtout Michel Brunet, de l’École historique de Montréal, ont soutenu dans les années 1950-1960 que la Conquête avait décapité la population canadienne de son élite, et que cela avait permis aux « Anglais » de s’emparer de tous les secteurs d’activités politique, commerciale et économique. Jean Hamelin et Fernand Ouellet, de l’École historique de Québec, ont rétorqué que la noblesse de la Nouvelle-France avait toujours vécu en parasite, qu’elle avait fui son incapacité à s’adapter au système capitaliste que les Britanniques allaient instaurer, et que son départ n’était aucunement la cause de la longue absence des Canadiens français à l’intérieur des sphères économique et politique. L’historiographie actuelle a mis tous ces débats de côté pour enfin se pencher sur l’émigration de Canadiens à la Conquête et mettre les choses en perspective. Nous savons aujourd’hui que le tiers de la noblesse canadienne était effectivement parti à ce moment-là, mais que celle-ci composait seulement 1,1 % de la population de l’époque. Nous comprenons aussi que la majorité des 4000 Canadiens partis à la Conquête était issue du reste de la population. On s’était en effet intéressé à l’émigration de l’élite sociale aux dépens de celle de l’ensemble de la population mais, depuis, l’historiographie a retrouvé la mémoire du peuple!

Archives et prosopographie

Aucun fonds d’archives ne permet de cerner l’ensemble du mouvement migratoire déclenché à la Conquête, ni de sonder les motivations de ceux qui sont partis, les circonstances de leur départ, non plus que leur destin et lieu de résidence en France. On peut seulement collecter des bribes d’information disséminées dans une multitude de sources sur certains des migrants : listes de passagers de navire, recensements, actes d’état civil, actes notariés, demandes d’allocation de subsistance, correspondance retrouvée, etc. Le dépouillement de certaines des sources a ainsi permis de relever les déplacements et les activités en France et dans les colonies françaises d’un certain nombre d’individus nés au Canada, s’y étant mariés, ou y ayant eu des enfants avant la Conquête. La Base de données sur les émigrants de la Conquête (BDEC) a jusqu’à maintenant compilé les biographies plus ou moins étoffées de plus de 1800 des 4000 Canadiens passés en France entre 1755 et 1770. Ceux-ci s’étant beaucoup déplacés, il a été décidé d’approfondir la recherche et de concentrer l’analyse sur plus d’une centaine d’entre eux passés par la Guyane. Les biographies de 1800 émigrants de la Conquête a ainsi permis d’observer l’ensemble de l’exode à partir d’un de ses nombreux foyers d’émigration, de mettre à jour certaines des voies migratoires ouvertes à la Conquête, de suivre les pérégrinations des Canadiens les ayant empruntées, de découvrir comment ils avaient circulé à l’intérieur d’un vaste réseau géographique, de retracer l’itinéraire de ceux qui étaient passés par la Guyane, d’observer ce qui leur était ensuite arrivé et, en somme, de comprendre comment et pourquoi ces Canadiens avaient circulé un peu partout en France continentale et coloniale.

Un va-et-vient transatlantique

Après la capitulation, des officiers de plume et d’épée étaient en effet passés en France avec famille et domestiques en pensant être réemployés ou récompensés pour leurs loyaux services au Canada. D’autres, de plus basse extraction sociale, mais aussi au service du roi, sage-femme « entretenue par le roi », pilote et chirurgien du roi, major de milice, etc. étaient aussi partis avec leur famille pour les mêmes raisons. Certains d’entre eux allaient plus tard être réemployés en Guyane : officiers de carrière, ex-soldats du Canada, ex-employés spécialisés du chantier naval, etc. D’autres étaient passés en France pour continuer leurs activités professionnelles : négociants voulant réorganiser leur commerce à l’intérieur du mercantilisme colonial, marins gagnant leur vie sur des navires ne pouvant plus revenir au Canada, missionnaire allant poursuivre son apostolat auprès des Acadiens… L’acte de capitulation de Québec avait aussi inclus l’évacuation en 1759 des 1500 marins arrivés au printemps avec la flotte de ravitaillement; congédiés dès leur arrivée en France, la moitié d’entre eux étaient des Canadiens. Les soldats des troupes de la Marine, plusieurs accompagnés d’épouse et d’enfants nés au Canada, avaient aussi été licenciés dès leur arrivée à Rochefort avec plusieurs mois de solde impayée. Ainsi réduits au chômage, plusieurs étaient aussitôt revenus au Canada en donnant aujourd’hui l’impression d’en être jamais partis. Les autres ont tenté de refaire leur vie en territoire français en répondant, par exemple, à la campagne de recrutement de colons pour la Guyane. La population de la Gaspésie ainsi que les Canadiens qui se trouvaient aux îles Royale et Saint-Jean avaient été déportés directement en France en 1758. Les passagers et membres d’équipage des navires arraisonnés par la Marine britannique ainsi que des miliciens faits prisonniers au Canada avaient été gardés en captivité en Angleterre puis envoyés en France à leur libération. En France, certains de ces déportés et prisonniers avaient contracté des alliances avec les Acadiens qu’ils côtoyaient et participé à leurs projets de ré-établissement, en Guyane notamment. D’autres, moins d’une vingtaine, avaient accepté les offres d’établissement dans cette colonie que des officiers de passage au Canada leur avaient présentées au nom du duc de Choiseul. Ils avaient rejoint des Acadiens également intéressés aux îles Saint-Pierre et Miquelon d’où un navire les avait ensuite transportés jusqu’en Guyane en septembre-octobre 1764.

Après la perte de la Nouvelle-France, Choiseul avait décidé d’établir une autre Nouvelle-France en envoyant massivement en Guyane, en 1763-1764, quatorze mille colons alsaciens, allemands, acadiens, français et autres. Improvisée et exécutée dans la confusion, l’opération avait tourné en véritable catastrophe : onze mille colons avaient succombé aux épidémies et deux mille autres avaient été rapatriés ou déplacés ailleurs. Sur une centaine de Canadiens, la moitié avaient été emportés par la fièvre peu après leur arrivée. Puis, les deux tiers des survivants ne passèrent finalement au maximum que quelques années en Guyane. L’exode de la Conquête s’avère ainsi difficile à observer parce que ceux qui y ont pris part formaient une population extrêmement volatile. Dès leur installation quelque part, certains avaient tôt fait de repartir ailleurs et finissaient parfois même par rentrer au Canada. Ce phénomène est notamment flagrant en Touraine où plus de 60 % des 203 Canadiens retrouvés dans cette province n’y sont pas restés. La reprise, après le traité de Paris, de la navigation et du développement colonial avait donné à plusieurs l’occasion de quitter la Touraine et de reprendre du service ailleurs, le plus souvent aux colonies. En Guyane, seulement un millier de colons avaient finalement réussi à s’implanter dont environ 400 Acadiens, Louisbourgeois et Canadiens. Ceux issus de l’élite sociale canadienne se sont installés à Cayenne et ont conservé le même mode de vie, au sein de l’élite locale, en servant le roi et en exploitant parfois non plus des seigneuries mais des plantations. Les Canadiens issus du peuple ont prospéré en se consacrant à l’élevage sur de petites exploitations à Sinnamary, à l’écart des grandes plantations esclavagistes de l’île de Cayenne. Colons d’origine canadienne, louisbourgeoise, acadienne, française, rhénane et autres ont ainsi fusionné et rapidement formé une société créole originale.

Conclusion : un pan de mémoire retrouvé

La situation observée en Guyane ressemble en définitive à ce qui se passait au Canada alors que l’élite sociale faisait alliance avec l’élite britannique et que les gens du peuple se tiraient d’affaire sur leur terre à l’ombre du clocher. Globalement, l’exode de la Conquête est apparu comme une multitude de migrations individuelles : les Canadiens de l’élite sociale ayant été motivés par la conservation de leur mode de vie et la poursuite de leurs activités professionnelles et ceux des classes populaires entrainés par les circonstances : la guerre, la fin de la guerre et la mise au chômage. L’historiographie n’avait guère soupçonné la complexité de cet exode, ni la variété des circonstances à l’origine des vagues migratoires, ni la diversité des statuts socioprofessionnels des migrants et des itinéraires qu’ils ont suivis. Le Canada a reçu quelques Canadiens revenus de Guyane, quelques autres y sont aussi venus visiter leur famille et parfois des lettres donnaient des nouvelles de Guyane, mais cela eut peu d’impact sur la société. En réalité, les Canadiens n’ont jamais eu d’intérêt particulier pour la Guyane, ni jamais su qu’autant des leurs y étaient allés et que certains s’y étaient implantés. De leur côté, les Guyanais ont vite perdu le souvenir de l’origine canadienne et acadienne de certains d’entre eux; des enfants nés à Québec et à Montréal, et émigrés en France puis en Guyane avec leurs parents, ne se souvenaient déjà plus de leur origine canadienne au moment de leur mariage. La Guyane, comme aussi la Touraine, peut désormais être inscrite sur la carte des lieux de mémoire perdue et retrouvée.

Pour en savoir plus :
LARIN, Robert, Canadiens en Guyane, 1754-1805, préface de John Dickinson, de l’Université de Montréal et postface de Bernard Cherubini, de l’Université Victor Segalen Bordeaux 2, Septentrion et Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, 387 pages. Prix Louis-Marin 2006 de l’Académie des Sciences d'Outre-Mer et Prix Percy-W.-Foy 2006 de la Société généalogique canadienne-française.
LARIN, Robert, « Les Canadiens passés en France à la Conquête (1754-1770) », dans Philippe JOUTARD et Thomas WIEN (directeurs), avec la collaboration de Didier Poton, Mémoires de Nouvelle-France, De France en Nouvelle-France, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 145-151.
LARIN, Robert, « L’exode de Canadiens à la Conquête, le Petit-Canada de la Touraine », à paraître.


Robert Larin

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