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jeudi 28 mars 2024

Commission de la mémoire franco-québécoise

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Molière

memoires vives

Seigneurs campagnards de la nouvelle France1

 

par Benoît Grenier*
Département d’histoire
Université Laurentienne (Sudbury)

 

Une nouvelle vision du monde seigneurial québécois


Dans l’histoire du Québec, le régime seigneurial occupe une place de premier plan. Sans doute que sa longévité en constitue une explication. Cette institution d’Ancien Régime, transplantée en Amérique du nord au XVIIe siècle, ne s’éteignit qu’en 1854 et encore, de nombreuses persistances du régime seigneurial survivront jusqu’au 20e siècle. Malgré l’intérêt porté envers le monde seigneurial québécois, une vision quelque peu mythique demeure associée à celui-ci. Parmi les «images d’Épinal» difficiles à extirper, se trouve celle du seigneur colonisateur, en l’occurrence du «bon seigneur» qui réside dans son manoir d’où il veille sur ses censitaires. Bien que les travaux universitaires des dernières décennies aient montré la rigueur et le caractère contraignant du système, notamment dans les seigneuries appartenant au clergé, cette vision idéalisée apparaît persistante. L’objectif de nos recherches, menées dans le cadre du doctorat en histoire, était justement de mesurer cette présence seigneuriale dans les seigneuries du Québec, des origines à l’abolition du régime seigneurial, afin de connaître la proportion de seigneuries réellement habitées par le «maître des lieux», puis de saisir l’impact de cette présence sur la nature de la sociabilité locale.


La présence des seigneurs dans le monde rural constituait l’exception


Il s’est avéré que la présence des seigneurs dans le monde rural constituait l’exception et non la règle. Tant sous le Régime français qu’après la Conquête, les seigneurs et leurs familles résident le plus souvent hors de leurs fiefs, soit à la ville, soit dans une autre seigneurie qu’ils possèdent (25% des seigneurs possèdent plus d’une seigneurie). En moyenne, seulement le quart des seigneuries possédées par des laïcs2 sont habitées par les seigneurs. Le phénomène s’intensifie cependant entre le XVIIe et le XIXe siècle, atteignant son niveau le plus élevé à la veille de l’abolition de 1854. En effet, lors du recensement de 1851, on peut estimer à près de 40 % la présence seigneuriale, à une époque où le territoire est densément peuplé, permettant aux seigneurs de jouir d’un véritable niveau de vie «seigneurial» et de se construire de confortables manoirs. Ainsi, le seigneur résidant est moins souvent un «colonisateur» qu’un rentier de la terre et la présence seigneuriale s’inscrit davantage dans une société arrivée à maturité qu’à un stade initial de développement. De plus, parmi cette minorité de résidants, les familles qui demeurent sur leur seigneurie pendant plusieurs générations sont encore plus rares. Moins d’une vingtaine de familles seigneuriales, sur plusieurs centaines, peuvent réellement être considérées comme des « dynasties » terriennes bien enracinées, c’est-à-dire résidant en permanence sur leur domaine pendant au moins cinq générations.


Les rapports à la communauté des familles seigneuriales résidantes

 

Seigneur
Manoir seigneurial de Beauport, vers 1850
Source de l’illustration : BAnQ, collection Fred. C. Würtele - P546, D3, P11

Une fois ces familles seigneuriales résidantes identifiées, il restait à comprendre comment se caractérisaient leurs rapports à la communauté. Par l’étude de dix familles seigneuriales «résidantes» se caractérisant par leur présence continue sur leur seigneurie, de génération en génération3, nous avons pu émettre certains constats quant à la nature de la sociabilité dans ces localités se distinguant par la présence du seigneur et de sa famille. En observant notamment leur capacité à assurer à leur progéniture une condition équivalente à la leur (ce qu’on désigne la reproduction familiale), mais aussi leurs comportements matrimoniaux, l’attitude des seigneuresses, le rapport à la notabilité locale, puis les rapports harmonieux ou conflictuels avec la communauté, il s’est dégagé une grande diversité au sein du groupe, mais aussi une évidente évolution dans le temps, en ce qui concerne la sociabilité locale. Cependant, malgré l’importance d’analyser finement les réalités à l’échelle familiale et individuelle, l’étude a permis de dégager une césure bien nette entre familles seigneuriales roturières et celles appartenant à la noblesse. Cette distinction peut se résumer ainsi : intégration (ou assimilation) des premières et auto-ségrégation des secondes. En effet, bien que parvenues à la dignité seigneuriale, plusieurs des familles roturières, possédant des fiefs de petite dimension ou encore périphériques, paraissent tout simplement incapables d’adopter un comportement véritablement «seigneurial». En contractant des alliances avec de simples habitants (par une forte propension à l’endogamie géographique ainsi qu’à la consanguinité), en pratiquant des professions «indignes» de leur statut (de nombreux fils de seigneurs sont simplement agriculteurs) ou carrément par l’analphabétisme limitant fortement leur capacité de gestion du fief, les seigneurs résidants roturiers s’intègrent effectivement à leur communauté, avec parfois pour conséquence ultime la perte du fief au terme de quelques générations (à L’Isle-Verte par exemple). À l’opposé, les familles seigneuriales nobles (souvent anoblies en Nouvelle-France), lorsqu’elles prennent racine sur leur fief, n’entretiennent pas moins pour autant des relations avec leur groupe social. Détentrices de fiefs mieux localisés dans l’espace (Beauport ou Boucherville notamment), elles appartiennent à l’élite coloniale et tissent des liens avec celle-ci qui se manifestent, par exemple, dans le choix des parrains et marraines. Par des mariages prestigieux ou encore des carrières militaires ou ecclésiastiques pour leurs enfants, les familles nobles se tiennent volontairement à l’écart de leur communauté d’appartenance, dressant un mur face à celle-ci et affichant clairement leur supériorité sociale. Il n’est d’ailleurs pas aisé pour les membres de ces familles nobles de transgresser cette frontière socioculturelle, le fils de la seigneuresse Marie-Catherine Peuvret et héritier de la seigneurie de Beauport, Antoine Juchereau Duchesnay, l’apprendra à ses dépends lorsque sa mère menacera de le déshériter parce qu’il s’apprêtait à épouser, en 1737, la fille d’un censitaire4 !


Le mythe du seigneur résidant


Entre l’intégration à la communauté, en particulier pour les familles roturières d’extraction modeste, et l’«autoségrégation» pour les véritables «gentilshommes campagnards», la présence seigneuriale génère des modèles de sociabilité bien différents. En observant la présence seigneuriale, non seulement peut-on remettre en question certains mythes bien enracinés à propos du régime seigneurial québécois, dont celui du «seigneur résidant», mais aussi est-il possible de saisir toute la diversité et le caractère évolutif du «monde» rural et seigneurial dans la vallée du Saint-Laurent à l’époque de la Nouvelle-France et au-delà.


* L’auteur est professeur adjoint au département d’histoire de l’Université Laurentienne (Sudbury). Il vient de publier, à la suite de sa thèse de doctorat réalisée aux universités Laval (Québec) et de Haute-Bretagne (Rennes II), Seigneurs campagnards de la Nouvelle-France : présence seigneuriale et sociabilité rurale dans la vallée du Saint-Laurent à l’époque préindustrielle, Presses universitaires de Rennes, 2007, 409 p. [ Retour au texte ]

1 - Par «nouvelle France», nous entendons la société française d’Ancien Régime implantée dans la vallée du Saint-Laurent sous le Régime français et son extension sous le Régime britannique, notamment par la persistance du système seigneurial jusqu’en 1854. [ Retour au texte ]
2 - Le clergé détient plus ou moins 25% du territoire seigneurial. [ Retour au texte ]
3 - Ce sont les seigneuries suivantes : Baie-Saint-Antoine, Beauport, Boucherville, Grondines, Lavaltrie, L’Isle-Verte, Rivière-du-Sud, Saint-François-du-Lac, Saint-Hyacinthe et Trois-Pistoles. [ Retour au texte ]
4 - Sur le cas spécifique de cette seigneuresse : Benoît Grenier, Marie-Catherine Peuvret (1667-1739). Veuve et seigneuresse en Nouvelle-France, Sillery, Septentrion, 2005, 260 p. [ Retour au texte ]
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