Économie et société de la « Grande Louisiane » : nouveaux regards
Le Centre pour l’étude du pays des Illinois se donne pour mission de faire connaître le passé français du Midwest. Le 21 octobre 2006, il organise un colloque à Naperville, Illinois, sur l’économie et la société de la « Grande Louisiane ». Conférenciers américains et français se sont succédé. Nous vous offrons ci-dessous un sommaire de quatre des cinq communications présentées. La veille, la journée avait été précédée d’une visite de la Maison Beaubien à Lisle (près de Naperville) de même que de la bibliothèque « Newberry Library » de Chicago. Les frères Beaubien, Mark et Jean-Baptiste, sont originaires du Québec et se sont illustrés dans le domaine de l’hôtellerie – Sauganash Hotel à Chicago » et comme agent de l’« American Fur Company »; ils ont joué un rôle clé dans le Chicago en pleine expansion de la première moitié du 19e siècle. Quant à la bibliothèque Newberry, elle se signale par une collection d’imprimés et de documents d’un grand intérêt pour la présence française dans la région des Grands Lacs.
Gilles Durand
« Alliance par mariage avec la tribu : épouses dans le commerce de la fourrure et mères dans la période qui suivit »
Lucy Eldersveld Murphy, Ohio State University
Pendant le dix-huitième et le dix-neuvième siècle, bon nombre d’Indiennes de la région des Grands Lacs épousèrent des traiteurs qui étaient Français, Canadiens français, ou Anglo-américains. Ces mariages facilitèrent les liens entre Blancs et familles des communautés indiennes; ces épouses et leurs enfants métis servaient de médiateurs entre les familles et les communautés indigènes d’une part, et leurs époux, associés et compatriotes d’autre part. Ces familles créoles vivaient souvent à l’écart des villages indiens dans des communautés comme Détroit, Green Bay, Michilimackinac, Saint-Louis, Vincennes, Prairie du Chien et autres. À mesure que la puissance coloniale française cédait le terrain pour faire place à l’hégémonie d’abord britannique puis américaine, de nouveaux groupes d’immigrants arrivèrent dans ces villes, apportant souvent des préjugés contre les Français, les Indiens, et les Métis. De nouvelles institutions et procédures dans les domaines politiques, sociaux et économiques réduisirent pour les hommes créoles les possibilités de jouer un rôle officiel important et abaissèrent le statut légal des femmes à l’intérieur du système américain. Malgré cela, de nombreuses Indiennes et Métisses continuèrent à jouer le rôle de médiatrices et réunirent les gens du pays avec les nouveaux venus au moyen de la charité, des soins médicaux et de l’hospitalité. Cet essai examine la coutume de mariages mixtes et explore le rôle médiateur des femmes en tirant des exemples de diverses communautés du Midwest.
« Le mimétisme dans la rencontre franco-amérindienne (XVIIe-XVIIIe siècle) »
Gilles Havard, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cette communication sur le mimétisme entre Français et Amérindiens s’interroge sur la façon dont les cultures se révèlent dans des contextes d’interaction culturelle. L’analyse se porte d’abord sur les formes de mimétisme français : imitation d’un chaman Creek par l’officier Bossu au milieu du XVIIIe siècle; danse, « cris et hurlements » du gouverneur Frontenac qui brandit le tomahawk parmi ses alliés autochtones lors d’un congrès à Montréal en 1690; indianisation de certains coureurs de bois ou de captifs de guerre (comme les frères Talon au Texas). L’attitude de Frontenac n’est pas simplement vue comme une forme d’adaptation aux Indiens : la danse relève de la politique-spectacle de la monarchie louisquatorzienne et le gouverneur s’en sert comme d’un instrument de médiation et d’harmonie universelle, tout en ravivant le modèle guerrier et féodal de ses ancêtres. Puis l’auteur offre une interprétation de la mimesis amérindienne — fréquemment mentionnée dans les sources — en partant de l’exemple de quarante guerriers poutéouatamis qui miment le comportement de soldats français lors d’une conférence à la Baie Verte en 1670. Imiter, pour les autochtones, ne reviendrait pas à parodier l’autre mais à l’adopter, à établir avec lui, par la médiation du rituel, une relation d’homologie et de connivence. Il ne s’agirait pas de reconnaître les Français mais, en les imitant, d’annihiler toute possibilité d’émergence de l’altérité humaine et toute amorce d’histoire.
« La Grande Louisiane française (1699-1769) : une société de frontière marquée par la violence »
Cécile Vidal, Centre d’études nord-américaines, École des hautes études en sciences sociales (CENA, EHESS)
Depuis le début des années 1990, les travaux se multiplient sur la « Grande Louisiane », soit l’ensemble de la vallée du Mississippi, sous le Régime français (1699-1769). La société louisianaise est souvent présentée comme une société de frontière marquée par le désordre et la violence. Si les sources témoignent d’une petite violence quotidienne omniprésente dans la colonie du Mississippi, il est toutefois problématique de lier cette violence à la caractérisation de la société louisianaise comme une société de frontière. C’est pourquoi cet article analyse la fréquence et les modalités de la violence en Louisiane française, en inscrivant cette étude dans une réflexion plus large sur la nature de la société louisianaise et sur la manière dont on doit considérer les sociétés coloniales dans leurs rapports avec les sociétés métropolitaines dont elles étaient issues. Dans une première partie sont présentées les différentes interprétations qui ont été proposées de la société louisianaise depuis une vingtaine d’années, en insistant sur le rôle que la violence occupe dans l’élaboration de ces thèses contradictoires. Les deux parties suivantes sont consacrées à une étude de la violence entre Blancs, puis à celle à l’encontre des esclaves d’origine africaine à partir des archives judiciaires de la colonie. L’article montre que si la violence entre colons était comparable à celle existant entre paysans français ou habitants canadiens, celle dont étaient victimes les esclaves faisait de la société louisianaise une société beaucoup plus violente que la société métropolitaine.
« La présence française à Chicago, 1673-1840 »
Pierre Lebeau, North Central College, Naperville, Illinois
Cet essai est un examen rapide des hauts et des bas des activités et des établissements français dans la région de Chicago à partir du passage du Père Marquette et de son compagnon, Louis Jolliet, en 1773 jusqu’à la fin du commerce de la fourrure dans les années 1830. Les attaques répétées des Indiens Renards contre les traiteurs français au portage de Chicago firent disparaître presque toute présence européenne dans la région entre les années 1700 et 1730. Peu à peu les traiteurs de la fourrure français en provenance de Michilimackinac, Kaskaskia et Cahokia revinrent à Chicago. Les Canadiens français et les Métis continuèrent à travailler dans le commerce de la fourrure pour le compte, d’abord, des marchands anglais, puis pour l’American Fur Company après 1812. Jean Baptiste Point de Sable est considéré comme le fondateur de la ville de Chicago. La majorité des francophones quittèrent Chicago dès 1840 à la suite du Traité de 1833 et de la fin du commerce de la fourrure.