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Je vous entends chanter. La chanson québécoise : en passant par Gilles Vigneault…et la France.

Je vous entends chanter.
La chanson québécoise : en passant par Gilles Vigneault…
et la France.

 

André Gaulin
Président de la Section du Québec
Association des membres de l’Ordre des Palmes académiques

« Je vous entends chanter », tel était le titre d’une importante exposition au Musée de la civilisation, à Québec, il y a quelques années. C’était assez témoigner de l’importance du mouvement chansonnier québécois du demi-siècle précédent. En effet, on peut difficilement séparer l’histoire du Québec moderne, surtout avec ce qu’il a été convenu d’appeler la Révolution tranquille, de la chanson québécoise, expression de sa ferveur, de sa redécouverte de soi après un long hiver historique, de sa volonté d’accéder au monde. En parodiant le chansonnier Gilles Vigneault, le Québec pouvait aussi affirmer : « Tout a été dit, mais pas par moi ». Cette phrase de Vigneault lors d’une entrevue devenait dans son poème « Coffres d’automne », bellement mis en musique par Claude Léveillée : « Et je voudrais nommer l’univers à mon tour ».

Lier le vécu historique du Québec contemporain au mouvement chansonnier, c’est donner à la parole et à la poésie une place prépondérante dans la vie sociopolitique d’un peuple. Ce que le poète Roland Giguère a appelé « l’âge de la parole » a présidé en effet à l’essor économique, social, culturel et politique du collectif québécois pendant les quatre dernières décennies. Sur les bords du Saint-Laurent, les poètes et les chansonniers ont été de grands actants du changement social autant, sinon davantage, que les femmes et les hommes politiques. Alors que Gaston Miron, fondateur de l’Hexagone en l956, une maison d’édition qui va en occuper large pendant quarante ans, dit « j’avance en poésie comme un cheval de trait/tel celui-là de jadis dans les labours de fond/qui avait l’oreille dressée à se saisir réel » (« Dans les lointains… »), le chansonnier Jean-Paul Filion, lui, affirme continuer avec sa guitare le métier de son père qui était ouvreur de chemin.

On perçoit mieux ainsi l’espace étroit qui sépare la vie traditionnelle et la ruralité de l’existence des « faiseurs » de chansons et de poèmes. Ils sont le fruit d’une première génération de la jeune loi de l’instruction publique obligatoire (l943), à laquelle s’oppose toujours le clergé qui pourtant contrôle depuis un siècle et demi toute la formation supérieure privée. La création d’un réseau public supérieur (loi de mars l964), jusque-là inexistant, sera d’ailleurs la mesure la plus structurante de la Révolution tranquille. Cela donne autant d’éclat à ces dizaines de chansonniers qui apparaissent à partir du groupe « Les Bozos » (l958) – un clin d’œil à Félix Leclerc pour sa chanson de l946 —, des jeunes gens qui avec leur guitare vont de l’une à l’autre des dizaines de « Boîtes à chanson » qui surgissent à travers tout le territoire, de Montréal et Québec à Percé, à Val-David, à Bonaventure… pour célébrer la vie, la nouveauté du monde après tant d’immobilisme issu en grande partie des avatars d’une situation coloniale. Du moins, c’est là la lecture historique de l’époque.

 

Le grand déclenchement chansonnier de la Révolution tranquille doit beaucoup à Gilles Vigneault

Le grand déclenchement chansonnier de la Révolution tranquille doit beaucoup à Gilles Vigneault, et avec lui c’est aussi le grand déhanchement sur scène, car il gigue au son du violon de Gaston Rochon et danse, grand escogriffe et tignasse de poète, avec la grâce d’une mouette. Il arrive de Natashquan que Bécaud a mis en musique sur un texte éponyme, un village en dehors de la carte comme il le dit dans ses monologues qui s’entremêlent à ses chansons, des chansons gonflées de poésie à formes fixes, médiévales presque, et qui chantent « Quand vous mourrez de nos amours J’en ferai deux livres si beaux Qu’ils vous serviront de tombeau Et m’y coucherai à mon tour Car je mourrai le même jour Mourez de mort très tendre A les attendre ». Ce lettré, fruit du collège classique traditionnel (Rimouski) et de l’université Laval, alors toujours à charte pontificale, quand il a connu la musique, l’a connue « vêtue en violon », instrument national de toutes les danses à St-Dilon, une musique qui a traversé l’Atlantique, « battue » les quais et les ponts. Il s’agit pour Vigneault du pont des bateaux, car cet homme de la Basse-Côte-Nord a de « l’eau salée dans les veines » (expression de Roland Jomphe, poète des îles Mingan).

Ce jeune homme à la voix rauque, au parler élégant et précieux pour des gens qui en sont restés, même à Montréal, à un français d’Ancien Régime, commence ses premiers grands spectacles par « Larguez les amarres », se faisant avec ses destinataires, héritier du même fleuve de naissance. Dans sa chanson « Tam ti delam » issue de la turlute, celle de la Bolduc que Trenet évoque « Dans les rues de Québec », Vigneault rappelle à ses compatriotes de Montréal, pour un grand nombre d’anciens ruraux devenus le « cheap labor » d’une économie appartenant alors à 85 % à la minorité anglophone montréalaise ou torontoise, que le Québec possède toujours ses grands espaces riches, « Fer et Titane », ses 900 000 lacs, « J’ai pour toi un lac », ses rivières, « la Manikoutai », et tant de personnages géants. Avec le poète qui a « laissé (son) vrai personnage dedans la peau d’un troubadour » (« Le temps qui tourne »), la chanson quitte la petite boîte à chanson pour monter pendant trois semaines – une première pour la « poésie orale sonorisée » (Paul Zumthor) – sur la grande scène de la Comédie canadienne. L’accueil est convivial, la salle bouge, réagit aux allusions politiques fines comme le fait « de planter des oranges dans le jardin de ma tante Emma » (« les Menteries ») et se laisse bercer comme en voyage par une poésie qui la rejoint : « Il n’y a plus de temps à perdre Il n’y a que du temps perdu », « Chanson du temps perdu ». Le poétique côtoie le politique, ce que d’aucuns appelleront la « poélisie » et le « poélitique » (dont l’écrivaine Madeleine Gagnon).

À certains égards, on pourrait rapprocher Vigneault de Rabelais avec ses premiers grands personnages gargantuesques. En tout premier lieu, ce « Jos Monferrand » que le folkloriste Jacques Labrecque a fait connaître en même temps qu’il portait au cœur d’une querelle linguistico-morale un professeur de français inconnu jusqu’alors et qui faisait des chansons inconvenantes du côté de Québec : « Le cul sur le bord du Cap Diamant Les pieds dans l’eau de Saint-Laurent J’ai jasé un petit bout de temps Avec le grand Monferrand ». C’est ainsi que ce Pantagruel québéquois (de Québec, ville), à peine né lui aussi, demande à boire… le fleuve. Ces personnages grandioses rejoignent des compatriotes « dépaysés » (expression d’Edith Butler) que le syndrome des Plaines d’Abraham hante toujours. C’est pourquoi les ravissent « Caillou Lapierre » que « le nordet » ne « navre » pas en sortant du havre « Le jour de ses quatre-vingt-six ans », ou « Jean-du-Sud » dont « La houle du Sud, ( est le) manteau qui traîne, La brume de l’Est, la fumée de son brûlot », ou « Tit-Paul la pitoune » qui « s’escarre » puis « prend sa guitare Pour chanter sa liberté », ou « Jos Hébert », le facteur aux chiens qui fait toute la basse-côte pour « Porter des lettres d’amour Des gars du Havre Saint-Pierre Aux filles de Blanc-Sablon Sur les chemins verglacés »! Et ces mêmes gens attentifs, qui écoutent avec des oreilles de villes le violon du samedi soir de « la Danse à St-Dilon » n’ont pas toujours perçu la peine d’amour d’une Thérèse, tout ébahis de retrouver les danses enfouies dans leur « ville grise de presqu’Amérique (Pierre Calvé) : le Brandy, la Plongeuse, le Corbeau. Ces mêmes gens viennent rire et rêver comme au temps où la Bolduc, Ovila Légaré faisaient le Monument national; ils écoutent avec ferveur un de ces grands jeunes hommes, dits chansonniers, qui chante le temps qui fuit : « Passez le seuil de la saison, Passez le champ de marguerites, Passez ruisseau, passez maison, Passez la rivière et la truite, Passez le pont, passez le bois Et si la mousse vous mérite Dormez-y que j’en fasse un rite… Ce doux été vous vient de moi.» (« Ballade de l’été» ).

 

Nombreux sont ceux qui à côté de Gilles Vigneault ont fait avancer la chanson québécoise

Parler ainsi de la chanson québécoise en passant par Gilles Vigneault nous évite à tout le moins de faire une longue nomenclature de nombreux chansonniers, sans donner le climat qui a présidé à la prise de parole du Québec moderne. Nombreux sont ceux qui à côté de lui ont fait avancer la chanson québécoise qui devint aussi une grande ambassadrice culturelle dans le monde. Un Jean-Pierre Ferland, chantre de l’amour, ou un Robert Charlebois qui fit accéder le texte musical de la chanson aux rythmes industriels après l968 – on se rappelle son esclandre sonore à l’Olympia – ou un Claude Léveillée qui écrivit pour Edith Piaf se firent connaître en France alors que d’autres chansonniers n’allèrent pas « de l’autre côté» malgré leur talent remarqué. Qu’on pense seulement à ceux de la génération de Gilles Vigneault qui firent aussi carrière : un Claude Gauthier qui tint le fort de la parole identitaire jusqu’à aujourd’hui, depuis sa chanson emblématique « le Grand six-pieds», en passant par son classique « le plus Beau Voyage» » jusqu’à ces chansons légèrement mélancoliques de son disque laser « Planète cœur »; ou un Claude Dubois, enfant terrible puis poète « qui monte la garde du monde » (expression de Gaston Miron), dont les textes littéraires et musicaux ont toujours été de grande qualité.

Il se trouve aussi des chansonniers de la décennie soixante qui ont quitté temporairement ou définitivement la scène parce que la vie de troubadour avait ses contraintes de tous ordres. À simple titre exemplaire, on pourrait nommer Hervé Brousseau qui fit quatre microsillons et qui chantait Limoilou, un quartier populaire de Québec, ou un Jean-Guy Gaulin, à la voix superbe, au style acéré du chansonnier dans son sens français et dont la tropation – cet accord heureux des syntaxes musicale et littéraire – fut appréciée, ou un Pierre Bourdon qui mettait admirablement en musique des textes médiévaux — « la mort d’Olivier », « la légende du Roy Renaud » —, des poètes français ou québécois. Plusieurs de ceux qui quittèrent le firent d’ailleurs au profit de la fonction publique ou para-publique. Bref, la chanson québécoise était lancée et elle était étroitement liée, d’entrée de jeu, à toute la vie sociale du Québec, une vie où la montée de l’expression nationale, qui n’avait rien à voir avec le vieux nationalisme, atténuait grandement les clivages entre les classes de citoyens. Autant l’expression politique que l’expression culturelle trouvaient leur fondement dans le fait de parler français en Amérique; et cette langue et la condition de celles et ceux qui la parlaient ici étaient humiliées. Dans cette optique, la langue devenait une arme de combat et le chansonnier Raoul Duguay la dira protégée derrière ses trente-deux dents! Ce combat préparait d’ailleurs celui du choc des langues dans la mondialisation des marchés et entraînait les Québécois à ne pas être dupes d’un empire qui pense toujours rendre sa langue incontournable!

 

Une longue pratique du français et l’obligation de blinder cette langue contre la volonté d’assimilation ont rendu les Québécois plus attachés à la France

Une longue pratique du français en Amérique depuis quatre siècles et l’obligation de blinder cette langue contre la volonté d’assimilation des forces du marché déjà présentes dès l763 – c’était alors l’obligation d’apostasier en vertu de Serment du test pour accéder à des fonctions administratives — ont rendu les Québécois plus attachés à la France qu’il eût été normal si le français au Québec s’était émancipé au même titre que l’espagnol, le portugais ou l’anglais par rapport aux mères-patries respectives. La longue occultation anglaise, tout au contraire, l’interdiction de toute relation officielle entre la France et le Québec découlant du traité de Paris ont appris depuis longtemps aux Québécois à regarder vers le golfe de leur si grand fleuve, là où la marée mène au monde et le ramène jusqu’à Québec, deux fois par jour. Comment comprendre autrement l’enthousiasme des anciens qui accueillirent la Capricieuse en l855, premier navire français à revenir « sur nos bords » (expression du poète Octave Crémazie), avec une telle ferveur, y allant même du mauvais drapeau emporté dans la tourmente révolutionnaire, que les coloniaux anglais s’en plaignirent à Paris? Cent douze ans plus tard, c’est le grand général que l’on sait qui produisait ce même enthousiasme à Québec où il descendait, tout le long du chemin du Roi où s’échelonnent seigneuries et villages, lieux d’un accueil qui l’émurent jusqu’à Montréal où l’atmosphère explosive de la réception lui rappelait sa remontée des Champs-Élysées… comme si deux libérations allaient se confondre et brouiller encore la donne politique!

 

Le mouvement chansonnier qui éclate au tournant de la Révolution tranquille trouve ses racines lointaines dans les vieux folklores

Ce détour par l’histoire ne vise qu’à faire comprendre que l’aventure de la parole, autant celle de la poésie que de la chanson québécoises, est tout intimement liée au devenir collectif d’un peuple d’Amérique française. Le mouvement chansonnier qui éclate au tournant de la Révolution tranquille, en étant issu et le créant comme en forces conjuguées, trouve ses racines lointaines dans les vieux folklores rapportés par les dix mille immigrants venus de l’Île-de-France, du Poitou, de Bretagne, du Perche — comme François Gaulin et Marie Rocheron, mes ancêtres – des Charentes maritimes, de Normandie, de Bourgogne, de Lorraine, des îles de Ré et d’Oléron. Avec un œil neuf, Louis Hémon qui vient trois siècles après ces pionniers leur a fait apporter de France, avec un « cœur humain », leurs chansons. Il met d’ailleurs sur les lèvres du père Samuel Chapdelaine – du même prénom que Champlain! – l’un des folklores fondateur de leur attachement à la France, « A la claire fontaine » — cinq cent versions connues d’après l’ethnologue Conrad Laforte —, et quand Maria résiste à l’amour du franco-américain Lorenzo Surprenant, elle évoque le fait qu’aux « États », elle n’entendra plus les enfants chanter et faire la ronde dans le doux parler de sa mère qui vient de mourir.

Ces folklores parlent de France et la nomme : « Quand j’ai quitté Falaise pour aller à Paris… », « Passant par Paris vidant la bouteille… », « … une frégate d’Angleterre Qui fendait la mer et les flots C’était pour attaquer Bordeaux… », « M’en revenant de la jolie Rochelle… », « En passant par la Lorraine avec mes sabots… », « Dans les prisons de Nantes Y avait un prisonnier… », « Sur la route de Louviers Y avait un cantonnier… », « M’en revenant de Charenton friton fritaine la soupe à l’oignon… », « Hier sur le pont d’Avignon J’ai oui chanter la belle… », « C’est dans la ville de Rouen Ils ont fait un pâté si grand… », « Entre Paris et Saint-Denis Il s’élève une danse… », « Un jour l’envie m’a pris De déserter de France… », « A Saint-Malo beau port de mer… ». On pourrait poursuivre l’exercice à même les milliers de chansons recueillies depuis cent ans par Ernest Gagnon, Edouard-Zotique Massicotte, Marius Barbeau, Luc Lacourcière et tant d’autres et que l’on peut consulter aux Archives de folklore de l’université Laval. Cette mémoire française vivante s’est transmise de bouche à oreilles depuis quatre siècles et émeut quand une grand-mère peut encore chanter « la Légende du Roy Renaud » en nous reliant ainsi, par la tradition orale, au moyen-âge!

 

La passation de la Nouvelle-France à l’Angleterre et la césure officielle et surveillée d’avec Paris vont rendre ce mémorial sonore et poétique tout à fait précieux

La passation de la Nouvelle-France à l’Angleterre et la césure officielle et surveillée d’avec Paris vont rendre ce mémorial sonore et poétique tout à fait précieux. D’autant plus que le Québec est coupé de la France au moment où la chanson de tradition française connaît une accélération de l’évolution du genre avec la naissance des caveaux, puis, plus tard, des caf’ con. De sorte que la chanson d’ici, circonstancielle et référant surtout à la politique, se fait sur des timbres. Bien sûr, quelques chansons vont naître de 1800 à l930 dont le plus grand nombre ne survivront pas. Celles qui subsistent sont souvent des complaintes comme « Un canadien errant » composée sur un timbre par un jeune homme qui, en l842, rappelle la triste histoire des Patriotes excommuniés par l’évêque de Québec et massacrés par l’armée de Colborne, dit le Vieux Brûlot; ou « O Carillon », d’Octave Crémazie qui mourra exilé en France et dont le texte rappelle une victoire française de l755, sous la direction de Montcalm, on oublie souvent de le dire! Il y a aussi « O Canada », paroles du juge Routier et musique de Calixa Lavallée, hymne national du Canada français, répudié et chahuté après la Révolution tranquille et finalement traduit et trahi.

 

L’évolution du genre de la chanson au Québec est aussi entravée sur place par une influence indue du clergé catholique sur les arts

Coupée de l’Histoire hexagonale, l’évolution du genre de la chanson au Québec est aussi entravée sur place par une influence indue du clergé catholique sur les arts. On se rappellera sans doute que la France a interdit pendant le Régime français toute immigration autre que catholique. Dès le début de la colonie, on avait défini ici les rôles respectifs de l’Église et de l’État. Avec la Conquête, beaucoup d’administrateurs ont trois ans pour retourner en France. Plusieurs seigneurs, dont on a dit qu’ils avaient abandonné leurs « habitants », ont aussi été forcés de rentrer. En l’absence d’une métropole de même code linguistique, les curés vont alors constituer, d’une certaine manière, l’élite la plus stable. Mais au fur et à mesure qu’il apparaissait que la France ne tenterait pas de reprendre sa colonie cédée, eu égard aussi à l’échec du mouvement patriote (1837-38), le rôle de l’Église devient ambigu. Déjà, au moment de la Révolution et pour contrer un mouvement de sympathie chez les Québécois à l’endroit de l’ancienne métropole, l’évêque a fait chanter le Te Deum dans les églises de la colonie pour remercier Dieu d’appartenir à l’Angleterre! D’ailleurs, la Révolution a fait fuir ici beaucoup de prêtres qui n’ont pas voulu devenir citoyens là-bas.

 

Par ailleurs, naît au tournant du siècle ce sauvetage de la tradition folklorique évoquée plus haut

De sorte que, surtout après 1900, dans une société où domine l’ultramontanisme, la chanson est vue comme un genre frivole par le haut clergé qui s’oppose même aux danses de folklore. Par ailleurs, naît au tournant du siècle ce sauvetage de la tradition folklorique évoquée plus haut. Dans ce courant vont s’organiser vers l920, des « Soirées de famille » et des « Veillées du Bon Vieux Temps» à Montréal, au Monument national, depuis toujours un lieu de théâtre et de culture. C’est là que Mary Travers, une Gaspésienne venue en ville, se fait connaître rapidement et va consoler pendant « la Crise » celles et ceux qui sont sur le « secours direct ». Dans la veine populaire de la tradition folkloriste, celle qu’on va appeler du nom de son mari, « la Bolduc », sera la première chansonnière du Québec. Elle connaît un succès de foule, fait des tournées au Québec, au Canada français et chez « les francos» de la Nouvelle-Angleterre. Faites de réalisme, dans une langue populaire boudée par les élites, « la Chanson du bavard », ses chansons endisquées connaissent une grande diffusion, jusqu’à sa mort en l941, suite d’un accident de tournée dont elle a fait une chanson. Un autre chansonnier populaire lui succède, le Soldat Lebrun, qui connaît un égal succès en chantant, à travers l’image de la guerre, la famille, sa maman, sa fiancée, et le « front » où il n’ira jamais!

 

Ce que la France reconnaissait au-delà du poète [Félix Leclerc], c’était le genre chansonnier lui-même, ce qui lui manquait au Québec

Pendant ces mêmes années, un jeune homme écrit quelques chansons, qu’il chante à la radio, ou au théâtre pour permettre le changement des décors. C’est ainsi qu’il écrit « le P’tit Bonheur » (1948), une chanson qui deviendra avec « Moi, mes souliers », de la même année, le symbole de sa présence en France, fin l950 et l951. On l’a reconnu : c’est Félix Leclerc dont le naturel des textes, les musiques chantantes, l’allure de l’homme des bois vont charmer un pays qui, sorti d’une guerre atroce sous Occupation, redécouvre le goût de vivre et les vertus de la reconstruction du monde. Jacques Canetti lui a donné un contrat, saisi par la beauté de sa musique et la France lui fait grand accueil. Parti pour une semaine, Leclerc va séjourner souvent et pendant deux décennies au pays de Pierre Mac Orlan qui, d’emblée, l’a aimé pour ses textes. Avec à peine trente chansons dans ses bagages, Leclerc vient d’être confirmé dans son métier de « chanteur » comme il l’écrira sur son passeport. C’est en France qu’il enregistrera d’abord et pendant qu’il y fera carrière, le mouvement chansonnier va connaître ici ce qui en a été dit plus haut. Leclerc se souviendra de celles et ceux qui l’accueillirent en le révélant à lui-même, ce que ses compatriotes ne surent faire. Il faudra attendre Vigneault et les autres pour cela.

Mais il est vain de jouer aux coupables d’un pays où le poète chantant n’est pas prophète! Ce que la France reconnaissait au-delà du poète , c’était le genre chansonnier lui-même, ce qui lui manquait au Québec où les critiques littéraires n’y croyaient pas . Trop longtemps liée au folklore, récemment illustrée par la Bolduc et le Soldat Lebrun sans parler d’Oscar Thiffault ou une certaine manière de Lionel Daunais, la chanson n’était pas vue comme pouvant appartenir à la modernité dans un pays qui glorifait surtout son passé à force de n’avoir pas d’avenir. Quant aux clercs comme Camille Roy ou Charles-Émile Gadbois qui s’intéressaient à ce qui se faisait ici et en assurait la promotion, ils avaient une vision terroiriste ou privilégiaient « la Bonne Chanson ». Cette dernière entreprise de l’abbé Gadbois, qui en deviendra monseigneur, immense mouvement qui passa par la radio et les écoles de l937 à l955, faisait chanter dans les foyers — « Un foyer où l’on chante est un foyer heureux » disait-on – du folklore souvent expurgé, des chansons paysannes et des auteurs comme le Breton Théodore Botrel. Pendant ce temps, des animateurs de radio comme Guy Mauffette qui encourageait Leclerc dès l942, ou comme Robert L’Herbier ou Réjean Robidoux luttaient contre l’entrée massive de la chanson étatsunienne en faisant tourner la chanson française, des chansons du Québec et des traductions souvent réussies de grands tubes des USA. Toutes ces forces conjuguées et les concours de la Chanson « canadienne » comme on disait alors (1956) menaient vers « les Bozos » et la Révolution tranquille.

Il est certes difficile de faire ainsi l’histoire de la chanson québécoise en bottes de sept lieues, en passant par l’histoire, par Vigneault, par Paris. Ce qui démontre bien que, dans l’amitié que se portent des peuples, la France et le Québec ont encore rendez-vous, surtout à l’heure de l’autoroute de l’information et de la mondialisation. « Pour moi, s’il m’est permis », comme écrivait Bossuet, j’aurai omis beaucoup de noms des dernières générations de chansonniers, comme Richard Desjardins, Jean Leloup, Sophie Anctil… Je voyais justement tout à l’heure à mon écran un des tout derniers, Daniel Boucher, qui avait la voix de Michel Rivard quand il parle et toute la nouveauté fougueuse d’un peuple qui ne veut toujours pas… déchanter.

 

 

*Article paru dans la Revue de l’AMOPA, no 149, juillet 2000
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