L’implantation des filles de la Sagesse
par Jacqueline Colleu
Diplômée de l’EHESS
Introduction
Pierre angulaire de la civilisation européenne, les congrégations religieuses ont façonné le mode de vie et de pensée des Français. Après un arrêt brutal de leur exercice du fait de la Révolution française en 1789, leur action est à nouveau contrecarrée par les gouvernements anticléricaux de la IIIe République, à tel point que le choix de l’expatriation se présente comme une éventuelle issue à leur survie.
Le Canada devient alors un pays d’accueil favorable à la poursuite de l’apostolat congréganiste. Religieux et religieuses s’y réfugient par milliers dont les filles de la Sagesse; une congrégation vendéenne fondée par le Père de Montfort.
Au tournant du XXe siècle, la mutation forcée des filles du Père de Montfort devient alors le tremplin d’un nouvel élan religieux particulièrement expansionniste sur ces immenses territoires perçus comme lieux de refuge et souvent de mission.
Le fondateur
Louis-Marie Grignion naît en 1673 à Montfort-la-Cane, en Bretagne. Sa famille de petite noblesse est peu fortunée, mais soucieuse de donner une éducation chrétienne à sa nombreuse progéniture. À douze ans, il entre au collège des Jésuites de Rennes où il rencontre Louis-Bertrand Gérard, futur jésuite et missionnaire au Canada. À vingt ans, il fait l’apprentissage de la vie sacerdotale au séminaire de Saint-Sulpice. Dans cet établissement, alors au faîte de sa renommée, il acquiert une solide formation spirituelle et intellectuelle avant d’être ordonné prêtre en 1700.
Jeune prêtre, il choisit à l’exemple de ses condisciples « d’évangéliser les populations païennes ». Or, à cette époque, quelques communautés religieuses françaises sont implantées au Canada dont les Jésuites et les Sulpiciens1.Comme première mission, il demande Montréal. Demande rejetée de crainte, dit-on, « que l’abbé Grignion, se laissant emporter par l’impétuosité de son zèle, se perdit dans les vastes forêts de ce pays, en courant chercher les sauvages2» Il faut ajouter à cette boutade que Grignion manquait de fortune nécessaire à une expatriation en Nouvelle-France. Obstiné, il réitère sa demande auprès du pape. Clément XI lui répond qu’il a « un assez grand champ en France pour exercer son zèle » tout en lui donnant le titre envié de missionnaire apostolique. Probablement déçu d’avoir échoué par deux fois, mais obéissant, Louis-Marie Grignion missionne désormais Bretagne et Poitou où les effets de la réforme catholique, issue du Concile de Trente, s’étaient estompés. Il s’emploie également avec empressement à « fonder des familles religieuses pour continuer ses œuvres ».
La fondation de la congrégation
Dès lors, Louis-Marie Grignion, plus communément appelé Père de Montfort, nom de son village d’origine, crée rapidement les conditions favorables à la formation d’une famille spirituelle capable de relayer son action auprès des plus pauvres et de la pérenniser. Il fonde à Poitiers une association de femmes pieuses et laïques appelée « Sagesse », terme choisi en opposition à la folie du monde environnant. Cette petite communauté devient l’embryon de la congrégation des Filles de la Sagesse3. Sa première recrue, Marie-Louise Trichet, future Mère Marie-Louise de Jésus, y reçoit l’Habit et la Règle de l’ordre, en 1703. Intelligente et dévouée, elle est l’instigatrice de la Congrégation.
À compter de 1703 jusqu’à sa mort en 1716, Montfort, accompagné de quelques fidèles, mène de front activité missionnaire et œuvres charitables. Initialement aumônier4 de l’hôpital général de Poitiers, il commence à soigner les malades et les indigents que le « grand enfermement », une série de disettes et le redoutable hiver 1709, avaient multipliés. En un second temps, il oriente son action vers l’instruction des pauvres dans les « petites écoles5 ». Mgr de Champflour, évêque de La Rochelle, lui offre l’opportunité de « pourvoir à l’éducation chrétienne » des filles de la ville, alors que l’école des garçons est proposée à une communauté religieuse récemment fondée au Canada par François Charron de la Barre. Sur son ordre, Mère Marie-Louise quitte l’hôpital de Poitiers et vient diriger l’école de La Rochelle. Un an plus tard, Montfort meurt au cours d’une mission à Saint-Laurent-sur-Sèvre en Vendée où il est enterré. Sa tombe devient un lieu de recueillement et de vénération.
Les premières années
Quelques années plus tard, Mère Marie-Louise élit ce village pour y construire la Maison-Mère. Une communauté prend forme. Les religieuses ne sont pas moins de quarante en 1734, lorsque Mgr Dosquet, sulpicien, nommé Évêque de Québec, propose d’« établir en Canada des filles de la Sagesse ». Puis, il se ravise, jugeant peu « prudent de faire partir des filles sans qu’elles fussent assurées d’un logement et d’un revenu pour subsister », même s’il donne comme exemple de réussite en Nouvelle-France « la sœur Bourgeoys… venue à bout d’y faire un établissement considérable, qui fait de grands fruits dans le diocèse ». On doit constater que des tentatives régulières de rencontre sont amorcées des deux côtés de l’Atlantique mais sans aucune concrétisation.
Signalons également, bien que ce soit une parenthèse sans suite, l’épopée de deux jeunes Acadiennes. En 1769, Anne-Marie Breau, née à Pisiguit en 1747, et Marguerite Maillet, née à Memramcook en 1752, franchissent le grand portail des Filles de la Sagesse à Saint-Laurent-sur-Sèvre. Après avoir fui avec leurs familles6 le « Grand Dérangement » canadien, elles subirent les années noires de la Révolution française. Marguerite Maillet fut emprisonnée à Josselin en Bretagne pendant que sa cadette soigna les blessés de la guerre de Vendée qui s’ensuivit, à Niort. Années terribles, où massacrées, guillotinées, ruinées, les Filles de la Sagesse sortent fragilisées mais résistantes de leurs rudes épreuves. Aguerries et avisées, elles le sont encore un siècle plus tard, face à l’anticléricalisme de la IIIe République.
L’émigration en terre d’Amérique
Refusant de se plier à de nouvelles lois restreignant l’influence des religieux et entravant leurs activités, elles décident d’émigrer au Canada. Le rêve de Montfort prend enfin corps même si les sœurs partent démunies. Le 27 septembre 1884, sept pionnières débarquent, en habit7 de serge grise et cornette blanche, dans le sillage des Montfortains « pour mettre de l’ordre et un peu de confortable » dans l’orphelinat agricole qu’ils viennent de fonder à la demande de M. Rousselot8. Elles s’installent à Notre-Dame-de-Montfort (précédemment des lacs) dans une « chétive demeure accrochée à un vallon entre deux montagnes ». Héritières du zèle et de la vaillance de leur fondateur, les sœurs remplissent leur contrat et, dans la foulée, ouvrent plusieurs établissements avant 1900 dont ceux de Saint-Jovite, Cyrville et Eastview. Quatrième congrégation religieuse féminine française à s’installer en Ontario, elles crédibilisent la politique de colonisation de Mgr Duhamel qui les place dans l’archidiocèse d’Ottawa dont il est l’évêque. Cette situation ne fut que momentanée.
Côté français, l’intransigeance laïque de l’État met en place, de 1901 à 1904, une série de lois dites « anticongréganistes », interdisant aux religieux en habit et vivant en communauté, d’exercer dans les domaines de l’éducation puis de la santé. Confrontées à de nouvelles difficultés, les Filles de la Sagesse préfèrent l’exil plutôt que la compromission malgré les 4865 religieuses à gérer. En effet, elles viennent au second rang des congrégations féminines françaises en nombre d’effectifs, réparties en 412 établissements dont 369 en France. En tant que repli stratégique, la supérieure, Mère Marie-Patricie, accepte les fondations canadiennes, plus particulièrement en milieu rural ou peu urbanisé, excepté Ottawa. La congrégation est la sixième en nombre d’arrivées pour les années 1903-1904 qui sont celles de l’apogée de cette expatriation française. Sur les 251 sœurs ayant traversé l’océan entre 1900 et 1914, 214 sont arrivées au Canada dont 208 destinées au Québec sur un total général d’arrivées de religieuses françaises de 889 pour les mêmes dates.
L’implantation en terre d’Amérique
Les demandes canadiennes de la part du clergé et de la société civile affluent de toutes parts. Donnons quelques exemples : madame Justine Baubien, généreuse bienfaitrice montréalaise les choisit pour soigner les enfants malades dans le futur hôpital Sainte-Justine. Les Prêtres de Sainte-Marie de Tinchebray les réclament pour Red Deer et Castor en Alberta. Le curé Adrien Guillaume les sollicite pour sa paroisse de Chénéville. Le succès est tel qu’en trente ans, ces pionnières s’implantent dans cinq provinces canadiennes, d’Edmundston à Victoria, créant cinq orphelinats, huit internats et quatorze écoles dont un centre d’examens à Dorval.
Pour maintenir « l’unité et la conformité » de la congrégation à laquelle les supérieures ont toujours veillé, elles forment à la Règle de l’ordreles recrues canadiennes dans le noviciat d’Ottawa. Unies entre elles, Françaises et Canadiennes, en symbiose avec la Maison-Mère, les Filles de la Sagesse ne se contentent pas d’exporter les savoirs français auprès de leurs élèves ou des malades. Elles s’adaptent à toutes les situations nouvelles, auxquelles elles sont confrontées tout en veillant à maintenir l’esprit de la congrégation. Elles ont canalisé les flux de sœurs venues de France, recruté sur place et fondé une province canadienne, véritable démonstration d’intégration communautaire.
Mission réalisée : évangéliser et secourir
Au tournant du XXe siècle, les Filles de la Sagesse participèrent pleinement à l’organisation de la société canadienne dans laquelle la religion était un fondement essentiel. Elles y délivrent le message chrétien du Père de Montfort près de « ceux que le monde délaisse et qui doit les toucher le plus ». Il semble que le double vœu du fondateur, <<évangéliser et secourir selon la Règle fondatrice>>, soit en partie réalisé là où il rêvait d’aller et même au-delà.
Bibliographie
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Laperrière Guy, Les congrégations religieuses, de la France au Québec, 1880-1914, T II, Les Presses de l’Université Laval, Sainte-Foy, 1999.
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Dans les années 1660, à l’initiative de Mgr de Queylus, un séminaire et des établissements missionnaires avaient été construits à Montréal dont un sur les flancs du Mont-Royal.
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Réponse de M. Leschassier, alors supérieur du Séminaire de Saint-Sulpice, qui de plus était conscient du fait que seuls les prêtres, fils de famille utilisant leurs revenus personnels, pouvaient vivre au Canada en se soustrayant à la charité publique ou aux gains insuffisants des arpents de terre défrichés.
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La famille trinitaire montfortaine comprend deux autres communautés masculines : les missionnaires de la Compagnie de Marie dits Montfortains et les Frères de Saint-Gabriel.
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Nomination de Mgr Girard, évêque du diocèse, sur la recommandation de Madame de Montespan.
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Le principe de l’école communale gratuite est posé par Louis XIV en 1694 et entériné par l’Edit royal de 1698.
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Les deux familles se sont installées vers 1759 près de Trigavou en Bretagne non loin d’une communauté de la Sagesse créée par Mère Marie-Louise.
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Les filles de la Sagesse arrivent au Canada avec le costume datant du XVIIIème siècle. Voir la description donnée par un ancien élève : Jean Ethier-Blais.
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Né en 1823 dans la Vendée militaire, sulpicien, curé de Notre-Dame de Montréal où Il décède en 1889. Il introduit plusieurs congrégations religieuses au Canada dont la famille montfortaine et la Trappe de Belle-Fontaine.