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Être couturière à Montréal au XVIIIe siècle : pratique d’un métier trop – peu – connu

Être couturière à Montréal au XVIIIe siècle :
pratique d’un métier trop – peu – connu1.

 

par Suzanne Gousse
Candidate au doctorat en histoire
Université de Montréal

 

Illustration tirée de l’Almanach des maîtresses couturières (1765)

Illustration tirée de l’Almanach
des maîtresses couturières (1765)

Le véritable intérêt pour l’histoire des femmes sous le Régime français a vu le jour vers la fin des années 1970. Cependant, l’histoire des femmes qui ont vécu dans la vallée du Saint-Laurent entre 1650 et 1800 ressemble encore à un grand tableau où de larges panneaux ne sont pas encore complétés. Avec cette modeste étude sur des femmes bien ordinaires, les couturières, j’espère ajouter quelques fils à cette immense tapisserie.

« Il y a trop de luxe dans la pauvreté générale des demoiselles ou soi-disantes. Les menus ouvrages de capots et de chemises de trait[e] les occupent un peu pendant l’hiver… »
Denonville au ministre, 12 novembre 16852

Des demoiselles qui cousent ??? C’est difficile à imaginer quand on sait qu’à cette époque les demoiselles sont des femmes de qualité sociale supérieure, généralement les filles non mariées de la noblesse ou les épouses des sieurs. La citation de M. Denonville m’intrigue depuis près de 20 ans, alors que j’ai choisi d’interpréter une couturière lors d’animations historiques du XVIIIe siècle. J’avais déniché un nom: Marie Jeanne Desroches, marchande et couturière sur la rue Sainte-Thérèse. À partir de ma formation professionnelle, j’ai développé le personnage autour des aspects techniques du métier. N’ayant pu mettre la main sur aucune étude sérieuse sur les couturières, c’est aux questions en apparence simples, « qui est couturière à Montréal sous le Régime français » et « que font-elles », que j’ai tenté de répondre par une recherche dans les sources. L’ambition initiale de mon mémoire, Les couturières en Nouvelle-France. Leur contribution socioéconomique à une société coloniale d’Ancien Régime, était de repérer les couturières ayant travaillé sur tout le territoire de l’Amérique du Nord française. Je rêvais même d’intégrer les tailleurs à ma recherche. J’ai réalisé que le temps et l’espace imposaient des limites à la recherche. Je présente aujourd’hui une partie des résultats de cette enquête aussi ardue que de trouver une aiguille dans une botte de foin. La communication se présentera comme suit : l’identification des couturières, leur formation et la pratique du métier à Montréal.

La compréhension de la pratique des couturières est souvent basée sur des lieux communs. Des auteurs présument qu’à l’époque coloniale, les mères de famille ont le monopole de la confection des textiles et des vêtements. D’autres avancent que les riches commandent leurs vêtements en France alors que les pauvres se contentent de vêtements de toile grossière et d’étoffe rugueuse produites à la maison.  On se doute parfois que des couturières de métier ont pu desservir, comme en Europe, une clientèle citadine fortunée, sans pouvoir le démontrer. Partant de l’idée que toutes les femmes savent coudre, on leur attribue ensuite – ignorant les procédés de fabrication – la faculté de tisser les toiles et les étoffes consommées par leurs familles. La maîtrise de ces techniques serait – comme le fait de savoir élever des enfants – presque génétique ou du moins aisément transmissible de mère en fille. Dans cette vision idéalisée, tout serait fait à la maison, ou presque, et les femmes exécutant ces travaux apprendraient les techniques à l’intérieur de la famille ou avec les religieuses. Si on accepte toutefois l’idée qu’il existe des femmes confectionnant des vêtements plus raffinés pour une clientèle payante, alors se pose la question de la formation de ces couturières professionnelles.

Mon étude est basée sur un échantillon de 67 couturières. Quarante-huit de ces femmes ont été trouvées dans les cahiers de comptes rédigés entre 1715 et 1753 par Alexis Lemoine dit Monière, marchand à Montréal. Ce qui ressort de mon enquête, c’est qu’il y a couturières et… couturières. Globalement, le portrait des couturières est le suivant : mariées, mères de nombreux enfants et survivant souvent à leurs maris, elles se fondent dans la masse des artisans aisés et des commerçants citadins. Montréalaises de résidence, les couturières ne le sont pas nécessairement de naissance. Plusieurs d’entre elles, y compris les célibataires, sont liées par des liens de famille ou de « marrainage ». Les comptes chez Monière ne représentent qu’une partie du travail des couturières. Il est donc impossible d’estimer leur revenu annuel. On peut cependant relever que, selon leur niveau d’expertise, elles ne confectionnent pas toutes le même type de vêtements. On en déduit que leur formation n’a pas été uniforme. Elles partagent parfois du travail entre elles, formant de petites équipes de production pour la traite.  Elles ne sont cependant pas à l’emploi des marchands. Elles travaillent en sous-traitance à partir de chez elles. Je demeure convaincue que cette enquête m’a permis d’identifier seulement une partie des Montréalaises qui gagnaient leur vie en tirant l’aiguille, les autres n’ayant laissé aucune trace. Mais le nombre et la variété de couturières trouvées donne à ce métier sous-estimé une importance que peu de gens soupçonnaient pour le XVIIIe siècle à Montréal.

NDLR – Les lecteurs sont invités à prendre connaissance d’un texte de Francis Back sur le métier de couturière en France et en Nouvelle-France. En France, le métier de la confection des vêtements est réglementé. C’est la chasse gardée des hommes. Les femmes ne peuvent confectionner des vêtements que pour les personnes de leur sexe et les garçons de moins de huit ans. Elles ne peuvent avoir qu’une apprentie à la fois dans leur boutique. En Nouvelle-France, les femmes ne connaissent pas ces restrictions. Les communautés religieuses enseignent le métier aux jeunes filles. Une fois adultes, celles-ci peuvent ouvrir une boutique, avoir plusieurs apprenties et vivre de leur métier. Les marchands de fourrures comptent bien sur elles pour leurs besoins en vêtements de traite : elles y répondent à l’aide des ballots de drap et de toile importés de France et en confectionnant des vêtements de troc, depuis la coupe jusqu’à l’assemblage final, alors qu’en France, les couturières avaient déjà été cantonnées à l’assemblage, une fois la coupe faite par les hommes.
Voir Francis Back, « Être couturière en Nouvelle-France », Cap-aux-Diamants, n° 103, p. 4-8.

D’autres textes à consulter pour mieux connaître les praticiennes de la profession et les besoins de ceux auxquels leurs travaux répondent, par exemple l’habillement des troupes et des alliés amérindiens, la traite des fourrures :

Les couturières en Nouvelle-France. Leur contribution socioéconomique à une société coloniale d’Ancien Régime / Suzanne Gousse, Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal en vue de l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.) en histoire (avril 2009), 127 p.

« Marie Catherine Demers Dessermon (1698-1785), cofondatrice oubliée. Interrogations sur le pouvoir d’effacement d’une religieuse montréalaise » / Suzanne Gousse, Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 63, n° 2-3 (automne 2010), p. 243-273.

La Fleur de Lyse / propriété de Suzanne Gousse, historienne

« N’être plus la déléguée de personne : une réévaluation du rôle des femmes dans le commerce en Nouvelle-France » / Jan Noel, traduction : Jean-Louis Trudel, Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 63, n° 2-3 (automne 2010), p. 209-241.

 

 

Sources :

  1. Résumé d’une conférence donnée par l’auteure à la Société généalogique canadienne-française le 12 janvier 2011.
  2. Cité dans Robert-Lionel Séguin, La civilisation traditionnelle de l’«habitant» aux XVIIe et XVIIIe siècles, Fides, Collection Fleur de Lys [2e édition revue], 1973, p. 105.
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