Il y a 250 ans, la seigneurie de Beauharnois changeait de mains
Par André LaRose*
À Paris, le 7 juin 1763, François de Beauharnois vend à Michel Chartier de Lotbinière sa seigneurie de Villechauve, dans le gouvernement de Montréal i. Celle-ci mesure six lieues de front par six lieues de profondeur, soit 18 milles ou 29 kilomètres de côté. Communément appelée Beauharnois, cette seigneurie existe depuis 1729 mais est à peine colonisée. Pourquoi change-t-elle de mains ce jour-là?
Contexte
La France sort vaincue de la guerre de Sept Ans (1756-1763) non seulement dans la vallée du Saint-Laurent et la région des Grands Lacs, mais ailleurs aussi, entre autres aux Antilles. Après trois ans de négociations, les belligérants signent le traité de Paris le 10 février 1763. La France cède alors le Canada à la Grande-Bretagne et récupère une partie des Antilles. D’autres échanges de territoires se produisent. La face du monde s’en trouve bouleversée : la France perd son premier empire colonial, tandis que la Grande-Bretagne émerge comme première puissance mondiale.
Le vendeur
Lors de la transaction, François de Beauharnois habite à Paris. À 49 ans, il est sur le point d’être mis à la retraite. En 1756, il a été nommé gouverneur général des îles du Vent, dans les Antilles, et promu au rang de marquis. Toutefois, il n’exerce plus ses fonctions : il a été rappelé en France deux ans après la prise de la Guadeloupe par les Anglais en 1759. Auparavant, il avait fait carrière comme officier de marine, comme son père, Claude de Beauharnois, et ses oncles paternels François et Charles. À titre d’officier, François a d’ailleurs eu l’occasion de venir à Québec à plusieurs reprises.
La seigneurie de Villechauve (Beauharnois) en 1761
Source : Bibliothèque et Archives Canada, NMC-135038
Située sur la rive sud du Saint-Laurent, en amont de Montréal, la seigneurie de Villechauve fait face à l’île Perrot et à la seigneurie de Soulanges. Elle est bornée à l’est par la seigneurie de Châteauguay. Comme en témoigne la carte du général Murray, en 1761, elle commençait à peine à être colonisée, entre l’embouchure de la rivière Saint-Louis (directement sous le L du mot Lawrence) et les îles de la Paix.
La seigneurie de Villechauve avait été octroyée conjointement à son père et à son oncle Charles en 1729. Mais, en 1749, à la mort de ce dernier, onze ans après celle de Claude, cette seigneurie est « réunie au domaine du roi ». Autrement dit, elle est rayée de la carte, le marquis de Beauharnois « n’ayant point rempli les conditions auxquelles Sa Majesté la lui avait accordée ». Après la mort de son oncle Charles, François de Beauharnois adresse donc une supplique au ministre de la Marine afin d’être mis en possession de cette terre. Les autorités accèdent à sa requête et le 14 juin 1750, la seigneurie lui est concédée à perpétuité, à lui et à ses héritiers.
La réinsertion de Villechauve en Nouvelle-France dans le patrimoine familial constitue certainement une marque d’honneur et un objet de fierté pour le nouveau titulaire. Mais, treize ans après être entré en possession de celle-ci, François de Beauharnois se voit forcé de la vendre. En raison de ses antécédents, il n’est pas question pour lui d’aller s’établir dans la nouvelle colonie britannique. De toute façon, ses intérêts sont en France et aux Antilles. Sans doute se sent-il alors soulagé de trouver preneur.
L’acheteur
Le nouvel acquéreur, Michel Chartier de Lotbinière, a tout juste 40 ans et il appartient à l’une des familles les plus éminentes du Canada. Ingénieur militaire, il a choisi de passer en France au lendemain de la capitulation, mais ne rencontre que déceptions dans ses tentatives pour y poursuivre sa carrière. Aussi, une fois le sort du Canada réglé, décide-t il de rentrer dans son pays natal.
Avant de quitter la France, Chartier de Lotbinière achète, en l’espace de deux mois, cinq seigneuries de propriétaires pour qui il est impensable de revenir au Canada : Rigaud, Vaudreuil et la Nouvelle-Beauce, de Pierre et François de Rigaud de Vaudreuil; Hocquart, de l’intendant du même nom; et Villechauve, de François de Beauharnois. Ces acquisitions s’ajoutent notamment à la seigneurie de Lotbinière, dont Michel a hérité à la mort de son père, en 1749, et à celle d’Alainville, qu’il s’est fait concéder en 1758.
La décision de Chartier de Lotbinière de rentrer au Canada revêt donc à la fois un caractère économique, social et politique. En acquérant cinq seigneuries coup sur coup, cet homme manifeste évidemment l’intention de s’établir à demeure dans la nouvelle colonie britannique et d’y vivre des rentes que lui procureront ses seigneuries. Par leur superficie, les terres en fief qu’il possède font de lui l’un des plus grands propriétaires fonciers du Canada, sinon le plus grand propriétaire de seigneuries laïques, et l’un des plus prestigieux seigneurs.
Chartier de Lotbinière s’imagine qu’il pourra ainsi jouer un rôle à la mesure de ses aspirations et se faire le porte-parole de ses compatriotes. La déception l’attendra, car il n’aura jamais sur ses pairs — et encore moins sur l’ensemble de la collectivité — l’ascendant qu’il aurait voulu avoir. Les moyens financiers du personnage ne seront jamais à la hauteur de ses ambitions non plus.
La transaction
La vente est conclue pour la somme de 22 000 livres de prix principal et 2 000 livres de pot-de-vin, ce terme désignant « ce qui se donne par manière de présent, au-delà du prix qui a été arrêté entre deux personnes pour un marché » (Dictionnaire de l’Académie, 4e éd., 1762).
Pour s’acquitter de sa dette envers le marquis de Beauharnois, Chartier de Lotbinière convient de lui verser 12 000 livres de rente, à raison de 600 livres par année, et 12 000 livres comptant, dans les dix-huit mois à venir. En garantie, il remet au vendeur des lettres de change d’une valeur de 36 340 livres.
Conclusion
La vente de la seigneurie de Villechauve en 1763 est une conséquence locale d’un grand événement international : la guerre de Sept Ans. Elle s’inscrit dans un mouvement au cours duquel 44 seigneuries sur 252 (17,5 %) changent de mains au lendemain de la Conquête. Elle met en scène deux nobles, tous deux victimes des circonstances, qui sont, chacun à leur façon, des perdants. Cette vente marque une étape dans l’histoire de la seigneurie, mais ce n’est pas la plus importante. La vente de Villechauve à Alexander Ellice, trente-deux ans plus tard, aura des effets nettement plus déterminants.
*NDLR – André LaRose est l’auteur d’une thèse de doctorat en histoire intitulée « La seigneurie de Beauharnois, 1729-1867 : les seigneurs, l’espace et l’argent » (Université d’Ottawa, 1987). Il publie un article plus complet sur la vente de la seigneurie de Beauharnois en 1763 dans le numéro de juin 2013 d’Au fil du temps, revue de la Société d’histoire et de généalogie de Salaberry (vol. 22, no 2). Dans le numéro précédent de cette même revue, il a publié un article intitulé « Les caractéristiques de la seigneurie de Beauharnois », que nous reproduisons ici.
- « Les caractéristiques de la seigneurie de Beauharnois », (fichier PDF 10,9 Mo)
- Article plus complet sur la vente de la seigneurie de Beauharnois en 1763 dans le numéro de juin 2013 d’Au fil du temps (vol. 22, no 2), (fichier PDF 3,1 Mo)
- Société d’histoire et de généalogie de Salaberry