D’Iberville, mort et vif
(1706-2006)
Bernard Andrès, UQAM et Société des Dix
Des activités de commémoration
Partagés entre deux métropoles au terme de la guerre de Sept ans, les Canadiens se sont retrouvés tributaires de deux mémoires et de deux appareils archivistiques. Après la France et l’Angleterre, premiers dépositaires des archives canadiennes, la colonie laurentienne s’est dotée de ses propres institutions (Archives nationales du Canada puis du Québec). Mais, dans certains cas, l’Espagne recèle aussi des fonds concernant le Canada. C’est le cas de Pierre Le Moyne d’Iberville dont la mort à La Havane, en 1706, a laissé des traces de Cuba jusqu’à Séville (où son patronyme s’est retrouvé hispanisé sous la forme de « Don Pedro Berbila, capitán frances »). Durant l’année du tricentenaire de sa disparition, j’ai eu l’occasion d’interroger la façon dont s’est construite la mémoire de ce héros de la Nouvelle-France et comment les commémorations récentes ont ravivé et exploité la figure de ce personnage historique. Je livre ici un résumé de ces réflexions, mais aussi un témoignage sur l’une des commémorations à laquelle j’ai été lié de près1. Il s’agissait d’organiser un événement à La Havane sur le tricentenaire de la mort du héros canadien. Avec une équipe de l’UQAM issue du Groupe José Marti d’études et de recherches sur Cuba, nous avons élaboré un programme, en collaboration avec le Bureau de l’Historien de La Havane et nos collègues de l’Institut pédagogique José Varona. Ces derniers ont en effet fondé récemment une Chaire d’études québécoises « Pierre Le Moyne d’Iberville » liée à notre groupe par un protocole inter-universitaire2. Début juillet 2006, un colloque sur d’Iberville et sur la coopération Québec-Cuba eut ainsi lieu à La Havane : « Tras las huellas de Iberville/Sur les traces d’Iberville », parallèlement à divers événements culturels dont un festival de films québécois, un récital du chanteur Richard Desjardins et diverses expositions qui prirent place dans la Vieille Havane.
L’exposition « Pierre Le Moyne d’Iberville (1661-1706). Le Rêve d’une Amérique Française »
L’une d’entre elles dura jusqu’à la fin août. Elle se tint à la Casa Victor Hugo, demeure historique du XVIIIe siècle remise en état par le Bureau de l’Historien, sous la houlette de Eusebio Leal Spengler, maître d’œuvre de la restauration de cette ville du patrimoine mondial de l’Unesco. Cette exposition intitulée « Pierre Le Moyne d’Iberville (1661-1706). Le Rêve d’une Amérique Française »3 présentait des fac-similés de peintures et de cartes obtenus grâce au Musée Stewart de Montréal (dont le directeur, Guy Vadeboncoeur, donna également une conférence lors du colloque). On comptait également dans cette exposition des documents textuels concernant d’Iberville; ils provenaient du Québec, mais aussi des Archives d’Aix-en-Provence (Centre des Archives d’Outre-mer) et de Séville (Archivo General de Indias). C’est assez dire la variété des lieux de mémoire qui furent convoqués pour honorer celle du « Cid canadien ». Ajoutons pour finir que cette exposition fut de nouveau présentée à Montréal en décembre de la même année au Musée Ramezay, autre lieu patrimonial remontant à la Nouvelle-France.
Des appropriations et « détournements mémoriels »
Cette commémoration du tricentenaire de Pierre Le Moyne d’Iberville à Cuba ne pouvait se dérouler sans une visite au pied de la statue du héros canadien, trônant à l’entrée de la Baie de La Havane, près de la Fortaleza de la Punta4. C’est là qu’un hommage floral fut rendu, le 9 juillet, sept ans après l’inauguration de ladite statue qui avait été offerte à La Havane par le gouvernement québécois, représenté par Jean-Paul L’Allier, alors maire de Québec5. Assistaient à l’hommage de 2006, outre les participants du colloque et des activités culturelles connexes, des représentants d’organisations non gouvernementales (ONG) québécoises, de la Société historique de Longueuil, mais aussi de l’Ambassade du Canada. Tous et chacun s’attachaient à revendiquer la mémoire de d’Iberville, qui au nom du Québec, qui au nom du Canada, drapeaux fleurdelysés et unifoliés (se) battant au vent6. C’est que le personnage, « ancêtre des Patriotes canadiens », peut être aussi bien revendiqué par les indépendantistes, au nom de ses exploits contre l’Angleterre que par les fédéralistes qui y voient l’ancêtre des échanges diplomatiques avec Cuba, mais aussi un symbole de la Marine canadienne ( !)7. Ironie du sort, en effet : le nom de celui qui a si longtemps bataillé contre la marine anglaise finit par désigner deux navires canadiens dont le destroyer de la Réserve navale baptisé « NCSM d’Iberville » (« Navire au Service de sa Majesté »). D’Iberville réfère aussi à un canton de la Côte-Nord du Saint-Laurent et à une « Zone d’exploitation contrôlée » de la région, près de Longue-Rive. Outre le plus haut sommet de la province, à la frontière avec le Labrador8, d’Iberville désigne aussi une ville de Montérégie, au sud de Montréal (Iberville, lieu et un nœud de mémoire, avec son Chemin des Patriotes, mais aussi son Manoir Christie). Le toponyme d’Iberville désigne aussi la circonscription électorale sise entre les rivières Yamaska et Richelieu (dont la vallée reste un haut lieu des Rébellions de 1837-1838).
Naissance d’un mythe fondateur
Autre ironie du sort, pour revenir à Cuba : la plaque commémorative et le portrait de d’Iberville sis au Palais des Capitaines (actuellement Musée de La Havane) sont nichés dans une pièce dont le mur extérieur est flanqué de deux vieux canons anglais. Ceux-ci remontent à l’invasion britannique de La Havane, en 1762 (au lendemain de la Conquête du Canada) : où qu’on le retrouve, d’Iberville est cerné par Albion. Reste qu’on ignore encore le sort de sa dépouille, après la destruction de l’église paroissiale de San Cristóbal, son lieu d’inhumation. Le temple ne fut jamais reconstruit et rien n’indique une quelconque translation des os, même si de pieux mensonges circulent à cet effet. Ses cendres auraient-elles été conservées sous l’actuelle cathédrale de la Inmaculada Concepción, ou au Palais des Capitaines? Peu probable, affirme le plus sérieux de ses biographes, Guy Frégault9. La seule chose d’assurée c’est que d’Iberville et les siens ont donné l’essor à une forme de mythe fondateur au tournant du XVIIIe siècle, celui de l’Amérique française. Je m’attache ailleurs à suivre les traces de cette configuration symbolique, des guerres intercoloniales de la Nouvelle-France jusqu’à nos jours10. De Jean Talon au quatre centième anniversaire de la ville de Québec, une certaine idée de la France en Amérique a hanté les esprits et les cœurs. Pierre Le Moyne d’Iberville a non seulement caressé cette utopie dans les mémoires qu’il adressait à Versailles, mais encore s’est-il efforcé de la concrétiser dans ses luttes incessantes sur terre comme sur mer.
Nouvel essor et nouveaux défis pour le mythe « d’Iberville »
Personnage haut en couleur, l’homme a eu ses détracteurs, comme, encore récemment, ses plus ardents défenseurs11. Après lui, l’Amérique française survivra largement à la Conquête anglaise. L’idée prendra même son essor après la Cession et se développera sur un mode compensatoire jusqu’à la période contemporaine. Au XIXe siècle, l’impasse des premiers débats parlementaires et l’issue tragique des rébellions renforceront d’abord le sentiment national canadien-français, en le canalisant vers des stratégies mémorielles compensatoires. Après une période plus statique de repli et de résistance, le mythe se mue en un scénario de reconquête que déclineront successivement Rameau de Saint-Pierre, le curé Labelle, Louis Riel, Arthur Buies ou Edmond de Nevers. Alors que Jules-Paul Tardivel concevra en 1895 une anticipation narrative sur l’indépendance d’un Québec théocratique en 1945, Jean-Charles Harvey relancera dans les années 1920-1930 le mythe de la mission civilisatrice de l’Amérique du Nord face à la décadence de l’Ancien Monde. Ces visions quelque peu datées (sinon passéistes) de l’Amérique française, font place aujourd’hui à de nouveaux chantiers intellectuels qui interrogent précisément la construction du mythe en lui donnant, par là même, un nouvel essor et de nouveaux défis. Mode symbolique d’appréhension du réel, le mythe permet à une collectivité de justifier son parcours en lui imputant une origine et une destination (voire une destinée). Les collectivités francophones des Amériques doivent aujourd’hui composer avec l’élément anglo-saxon, mais aussi (surtout?) avec les collectivités autochtones et latino-américaines des deux hémisphères. C’est ce qu’avait bien compris le visionnaire Pierre Le Moyne d’Iberville, qui, avec ses miliciens canadiens et ses alliés amérindiens, parcourut du nord au sud tous ces lieux dont se souviennent (et que se disputent parfois) Québécois, Canadiens, Cubains et Espagnols. Né à Montréal (Ville-Marie) et mort à Cuba : d’Iberville toujours vif dans nos mémoires.
sur la Plaza de la Fortaleza de la Punta,
La Havane, Cuba
Pierre Le Moyne d’Iberville
Montreal 1661-La Habana 1706
Pierre Le Moyne d’Iberville, celebre héroe militar
de La Nueva Francia, Almirante de la
Armada de Luis XIV, muere el 9 de julio de
1706, sobre su navío Le Juste, anclado en el
puerto de La Habana.
Pierre Le Moyne d’Iberville, célèbre héros
militaire de La Nouvelle-France, amiral de la
flotte de Louis XIV, meurt le 9 juillet 1706, sur
son vaisseau Le Juste, ancré dans le port de La
Havane.
Inaugurado el 14 de noviembre de 1999, este
monumento ha sido ofrecido a La Habana por
el Gobierno de Quebec.
Inauguré le 14 novembre 1999, ce monument a
été offert à La Havane par le Gouvernement
du Québec.
Québec