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Éclairage historique sur l’identité linguistique des Québécois

Éclairage historique
sur l’identité linguistique des Québécois

Trésor de la langue française au Québec

Crédit visuel : Trésor de la langue française au Québec, Université Laval
par Claude Poirier, directeur
Trésor de la langue française au Québec (TLFQ)
Université Laval
claude.poirier@lli.ulaval.ca

L’histoire de la langue en regard de l’histoire événementielle

Le 10 janvier 2011, la Société historique de Québec accueillait comme conférencier M. Claude Poirier, professeur et directeur du Trésor de la langue française au Québec (TLFQ) à l’Université Laval. D’entrée de jeu, M. Poirier a senti le besoin de préciser le sens qu’il fallait donner au titre de sa conférence : « Éclairage historique sur l’identité linguistique des Québécois ». L’histoire de la langue, a-t-il souligné, a ses propres repères, qui ne coïncident pas nécessairement avec ceux de l’histoire événementielle. Quand on évoque, par exemple, la conquête du pays par les Anglais, on a tendance à croire que l’évolution de la langue a été par la suite totalement dominée par la langue des nouveaux maîtres du pays. Bien sûr, les droits linguistiques ont été mis en péril dès le départ, et régulièrement depuis, mais il s’agit là de phénomènes externes à la langue, qui peuvent la conditionner sans doute, mais qui ne peuvent pas expliquer directement les processus qui la transforment.

 

Distinguer la réalité de l’imaginaire

Il importe, pour bien comprendre le point de vue des linguistes, de distinguer entre l’histoire externe, celle des événements, comme les guerres, les changements de régimes, les traités, les ordonnances, et l’histoire interne, celle qui concerne les transformations de l’usage parlé ou écrit, l’apparition de mots ou leur disparition, la variation de l’orthographe, le déclin de certaines habitudes de prononciation. L’histoire externe du français québécois est assez bien documentée. L’ouvrage publié en 2000 par le Conseil de la langue française en donne un très bon aperçu (Le français au Québec : 400 ans d’histoire et de vie, sous la direction de Michel Plourde). Mais l’histoire interne de notre variété de français est encore à l’état d’ébauche. Il suffit de constater les lieux communs et les explications fantaisistes qui circulent encore à propos de la genèse de ce français ou à propos de l’origine des québécismes (prononciations, mots et expressions) pour mesurer la longueur du chemin qui reste à parcourir. Pour reconstruire cette histoire, il faut retourner aux manuscrits, examiner l’évolution du sens des mots et leur remplacement dans les écrits, comparer nos usages avec ceux des autres francophones du continent nord-américain et inscrire sa recherche dans celle, plus générale, de l’histoire du français depuis le XVIe siècle.

L’apport de la France au temps de la Nouvelle-France

Ainsi, c’est l’étude des manifestations de la langue qui a permis aux chercheurs du TLFQ d’affirmer que le français canadien connaît une période de consolidation entre 1760 et 1840. Selon l’analyse sommaire qu’on avait faite jusqu’ici de cette période, c’est au contraire pour notre langue une période de dégénérescence. Observons les faits linguistiques eux-mêmes plutôt que les évènements politiques. Le français apporté par les premiers colons était marqué par des prononciations et des mots qui s’écartaient de la norme de l’époque. Ces régionalismes venaient de France, non pas de la capitale, mais des provinces (Normandie, Perche, Maine, Aunis, Saintonge, Poitou, etc.). Exemples : la prononciation pardre au lieu de perdre, les mots banc de neige, champlure, demiard, enfarger, ferdoches, godendart, etc., attestés dans des manuscrits du XVIIe siècle et du début du XVIIIe.

L’apparition de nouveaux mots à la suite de la Conquête

Or, de nouveaux mots d’origine régionale française apparaissent dans les trois dernières décennies du XVIIIe siècle, après donc l’arrivée des Anglais : patate 1760 (pétaque 1779, pataque 1785), brunante 1778, grèyé 1780, cretons 1785, etc. En même temps, des mots et des expressions du français standard de l’époque, qui semblaient régner sans concurrence jusque là, sont abandonnés au profit d’autres usages également d’origine régionale française. Pour désigner la bouilloire, canard (1773 ) et bombe (1779) remplacent rapidement coquemar, qui ne survivra finalement qu’en Acadie; carreauté (1779) éliminera à carreaux; casque, attesté depuis 1753, prend la place de bonnet de poil, courant auparavant dans les écrits. Pour compléter le portrait de la situation, il faut ajouter que des anglicismes commencent à entrer dans la langue courante, mais ils sont la plupart du temps francisés dès leur pénétration, la forme originale anglaise étant attestée bien plus tard : saspan 1779, sauce-panne 1794 (saucepan, 1806), thépot 1787 (tea-pot 1825), camtouple 1796 (cant-hook 1873), strape 1798 (strap 1813). Comment interpréter ces changements ?

 

Le recul de la norme parisienne au profit du français « canadien »

Pour ce qui est des anglicismes, l’explication est simple : la prise du contrôle du commerce par les Anglais favorise leur introduction. Cependant, l’orthographe des mots indique que les gens qui les utilisent ne connaissent pas l’anglais. C’est donc à travers une réinterprétation phonétique française que les emprunts sont véhiculés, ce qui signifie que la langue des Canadiens est bien outillée pour assimiler  les emprunts. Maintenant, comment interpréter l’émergence de nouveaux mots régionaux hérités de France? Il est impossible qu’ils soient fraîchement arrivés de l’ancienne mère-patrie puisque l’immigration française est stoppée. D’ailleurs, il aurait fallu l’arrivée d’une masse d’immigrants pour qu’ils aient pu influencer l’usage d’une population de quelque 60 000 Canadiens ayant déjà un sentiment identitaire affirmé. Il faut plutôt conclure que le changement de régime a provoqué la libéralisation de l’usage canadien. Les mots «nouveaux» étaient en usage sous le Régime français, mais l’influence de la norme parisienne, à travers le parler et les écrits des fonctionnaires et des dirigeants français de la colonie, réussissait à contenir en partie le passage des canadianismes à l’écrit. Le français canadien a dorénavant le champ libre.

L’histoire de la langue au Québec à travers le fichier lexical du TLFQ

Cet aperçu de la conférence de M. Poirier fait voir l’intérêt de disposer d’une bonne histoire interne de la langue française au Québec. À travers une démonstration basée sur l’analyse linguistique des énoncés de la période de 1841 à 1959, le conférencier a par la suite montré comment s’était installé dans l’imaginaire de la population le préjugé selon lequel la langue française aurait dégénéré au Canada. Pourtant, dans les trois premières décennies du XIXe siècle, on trouve de nombreux indices de la confiance que les Canadiens avaient dans leur langue et leur culture. Selon M. Poirier, l’histoire interne de la langue est de nature à éclairer la formation de l’identité et à contribuer à l’explication de l’ambiguïté des choix collectifs des Québécois. Ceux qui s’intéressent à ces questions seront heureux d’apprendre que l’équipe du TLFQ prévoit publier bientôt une chronologie commentée du français québécois fondée sur une analyse guidée par les principes qui ont été rapidement illustrés ici.

On peut consulter librement le fichier lexical du TLFQ à l’adresse suivante : http://www.tlfq.ulaval.ca/fichier/

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