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Influences et réciprocités entre féminisme français et féminisme québécois

Influences et réciprocités
entre féminisme français et féminisme québécois1

 

Chantal Maillé
Professeure agrégée
Institut Simone de Beauvoir
Université Concordia
cmaille@alcor.concordia.ca

 

Il est difficile d’aborder les échanges entre le féminisme français et le féminisme québécois sans les situer dans la perspective des rapports de pouvoir qui existent entre la France et le Québec, mais aussi sans parler de la mise en place, depuis environ 20 ans, de réseaux féministes dits « de la francophonie », lesquels permettent d’accéder à des échanges multilatéraux décentralisés où les liens d’influence ne sont plus seulement de la France vers les autres composantes. Récemment, l’événement Du dire au faire, l’égalité entre les hommes et les femmes dans l’espace francophone, qui s’est tenu à Québec en préparation du XIIe Sommet de la Francophonie d’octobre 2008 a permis à des féministes en provenance de l’Afrique, d’Europe, d’Asie et d’Amérique de formuler des revendications communes. D’autres exemples de coopération transnationale féministe à l’intérieur de la francophonie incluent la Marche mondiale des femmes, une initiative du mouvement des femmes québécois, ainsi que les cinq conférences sur la recherche féministe francophone qui se sont tenues entre 1993 et 2008 à Québec, Dakar, Toulouse, Ottawa et Rabat. Au-delà de ces projets sur le terrain qui ont concrétisé l’idée d’une dynamique d’échange véritablement transnationale, comment pourrait-on qualifier les rapports qui définissent la production théorique du féminisme qui s’écrit en français?

 

Le Deuxième Sexe et ses retombées au Québec

Pour mieux saisir les moments forts de ces échanges entre féminismes québécois et féminismes français, revenons à un moment fondateur, soit la publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir en 1949. Selon l’ouvrage du collectif CLIO, L’histoire des femmes au Québec, la publication de cet ouvrage est passée à peu près inaperçue (Coll. « Idéelles », Montréal, Quinze, 1992, 521 p.), alors que le mouvement des femmes québécois est entré dans une période de léthargie après la victoire dans la bataille pour l’obtention du droit de voter au provincial en 1940. Dans un ouvrage québécois paru dans le cadre des événements entourant la célébration du 50e anniversaire du Deuxième Sexe, Marie-Josée des Rivières et Geneviève Thibault écrivent :

En 1949, le fossé culturel qui sépare Le Deuxième Sexe de celles qui ne se disent pas encore Québécoises mais Canadiennes françaises paraît immense. L’ouvrage, mis à l’Index, est passé sous silence dans la province ultra-conservatrice du duplessisme. Pourtant, dès 1950, on fait mention dans la presse canadienne-française d’un essai traitant de la « question des femmes », comme on la désignait alors. L’article, unique en son genre, est signé Madeleine de Calan et paraît dans la revue Liaison (…) . De manière assez prévisible, la prose de la chroniqueuse tente de juguler la teneur révolutionnaire de l’ouvrage par le dénigrement et la banalisation de l’ironie. Toutefois, sous des dehors assurés, la rhétorique conservatrice laisse transparaître l’inquiétude. (…). C’est ainsi qu’en moins d’une décennie, Le Deuxième Sexe va devenir la « bible occulte » de nombreuses universitaires ou syndicalistes, sympathisantes du Refus global ou militantes d’action catholique, qui le lisent sans qu’elles l’avouent ouvertement. (…). Dès les débuts de la Révolution tranquille, Le Deuxième Sexe devient le livre de référence sur la condition féminine pour nombre de Québécoises (des Rivières et Thibault, p. 22-23) .

 

L’intersectionnalité contre la femme universelle

Un très large mouvement visant à intégrer des perspectives de race, de classe et de différences à l’analyse du genre apparaît au cours des années 1980, constituant en quelque sorte un mouvement de refondation des bases du féminisme. Mais cette analyse circule surtout auprès des auteures qui écrivent en anglais et ce n’est que vingt ans plus tard qu’elle émerge en France et au Québec. Ce décalage dans la prise en compte de l’intersectionnalité des oppressions est à mettre en lien avec la prégnance, dans le féminisme français, d’un discours construit sur la femme universelle et l’oppression de genre jusqu’aux débuts des années 2000, moment où commence à circuler en français une nouvelle littérature sur le postcolonial. Si une telle analyse des intersections entre genre, race et classe est rapidement la norme dans la production publiée en langue anglaise, il en va tout autrement pour le féminisme français qui s’est montré jusqu’à récemment relativement fermé aux débats sur l’intersectionnalité des oppressions (Maillé, 2002 : 2), bien que plusieurs travaux ont de fait porté sur l’articulation de la race ou de la classe avec le genre, comme les études de Nicole-Claude Mathieu sur racisme et sexisme. De fait, dans ces travaux le genre constitue l’oppression première et fondatrice de toutes les oppressions et l’idée d’une classe des femmes, de toutes les femmes, demeure prégnante, se situant toujours à l’intérieur du « nous les femmes ». Le féminisme français a récemment montré des signes d’ouverture à l’analyse postcoloniale, mais une telle analyse demeure toujours à faire dans le contexte québécois. D’une certaine façon, l’héritage de la question nationale a permis au féminisme québécois d’occulter le difficile exercice de détermination des rapports de pouvoir entre les femmes de la majorité et les autres femmes et de repousser le moment de vérité, malgré des amorces qui témoignent d’une volonté de s’engager dans cette voie (Maillé, 2007) . Néanmoins, on pourrait aussi voir dans cette distance des féministes québécoises à l’endroit du féminisme postcolonial un geste émancipateur à l’endroit de la mainmise du féminisme français. Mais au-delà de cette émancipation envers la France, le féminisme québécois a tout à gagner à revoir sa conceptualisation du « nous les femmes » pour faire émerger d’autres réalités, comme les inégalités de statut et de privilège qui existent parmi les femmes.

 

Bibliographie

Des Rivières, Marie-Josée, et Thibault, Geneviève, « La double postérité du Deuxième Sexe », dans Cécile Coderre et Marie-Blanche Tahon (s.d.), Le deuxième sexe. Une relecture en trois temps, 1949-1971-1999, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2001, p. 21-33.

 

Collectif Clio, L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Montréal, Le Jour éditeur, 1992.

 

Maillé, Chantal, « Migrations », Recherches féministes, vol. 15, no 2, 2002, p. 1-8.

 

Maillé, Chantal, « Réception de la théorie postcoloniale dans le féminisme québécois », Recherches féministes, vol. 20, no. 2, 2007, p. 91-111.

 

 

Source :

 

1.Conférence prononcée à Québec au Congrès de l’American Council for Québec Studies (ACQS) le 14 novembre 2008
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