Les Tribunaux et l’arbitrage en Nouvelle-France et au Québec de 1740 à 1784,
Arnaud Decroix, David Gilles et Michel Morin, Les Éditions Thémis, 2012, 472 p.
Par Evelyn Kolish, PhD
Les Tribunaux et l’arbitrage en Nouvelle-France et au Québec de 1740 à 1784 |
Cet ouvrage, écrit en collaboration par Decroix, Gilles et Morin, se situe explicitement dans le contexte général du vieux débat historiographique sur l’impact de la Conquête. Plus spécifiquement, il se veut une réponse aux critiques formulées par Jean-Philippe Garneau 1 sur les hypothèses d’André Morel dans son article pionnier 2 sur la « résistance passive » des Canadiens à l’imposition du droit anglais dans la foulée de la Proclamation royale de 1763. Morel croyait trouver dans le petit nombre de litiges en matière familiale la preuve d’un boycottage systématique des tribunaux « anglais » par les Canadiens. Ce boycottage résulterait probablement, à son avis, d’un recours à l’arbitrage extrajudiciaire, afin d’éviter l’application du droit anglais dans un secteur si névralgique. Garneau voyait dans ses propres recherches plus de continuité que de rupture et regrettait que Morel n’ait pas pu étudier et contraster « le comportement des Canadiens avant et après la Conquête, particulièrement à l’égard des « affaires de famille », de l’arbitrage ou de règlement des différents devant notaires » (p. 7). Les recherches des trois auteurs visent justement cette problématique, en plus de s’inscrire dans un questionnement sur le rôle de l’arbitrage dans la justice ou l’infrajustice.
Alors, de manière très systématique, les auteurs regardent d’abord la doctrine et la pratique de l’arbitrage, dans la France de l’Ancien Régime et dans l’Angleterre et ses colonies nord-américaines à la même époque. Ensuite, ils analysent les résultats de leur dépouillement des fonds judiciaires et notariaux de la Nouvelle-France pour bien cerner le recours à l’arbitrage par les Canadiens avant la Conquête. Michel Morin enchaîne avec une analyse du contexte politique et juridique des décennies qui suivent immédiatement la Conquête. Cette mise en scène permet au lecteur d’apprécier ensuite les résultats plus techniques de leurs recherches sur la pratique de l’arbitrage devant les nouveaux tribunaux et devant notaire entre 1763 et 1784. On notera que les auteurs ont également étudié le recours au jury en matière civile, une possibilité juridique issue du droit anglais pouvant donner des résultats semblables à l’arbitrage.
Les résultats sont fort intéressants et témoignent d’une amélioration importante dans les possibilités de recherche dans les archives judiciaires et notariales de nos jours, comparées à l’époque où André Morel a formulé ses hypothèses. L’élaboration de bases de données descriptives des dossiers judiciaires et des actes notariés pour le Régime français et le début du Régime anglais a énormément facilité la tâche des chercheurs. On voit un signe de l’importance de cette plus grande ouverture des archives dans le choix de la date limite de l’ouvrage : 1784 représente la limite de la base de données notariales Parchemin. Facile de comprendre qu’une étude exhaustive des cas d’arbitrage notarial de 1740 à 1784 serait difficile sinon impossible sans Parchemin. Le foisonnement de références détaillées à des dossiers judiciaires spécifiques dans les notes infrapaginales de l’ouvrage illustre aussi comment l’ajout des descriptions de ces dossiers dans PISTARD 3 a pu contribuer à de telles recherches. Ces nombreuses références détaillées feront le délice des amateurs de cas concrets et de la petite histoire, en plus de démontrer la rigueur des recherches effectuées par les auteurs.
Que montrent enfin ces archives? D’abord, les auteurs ont pu établir qu’avant la Conquête comme après, la proportion de litiges touchant les affaires de famille reste stable et petite—généralement autour de 5% des litiges. En deuxième lieu, les documents d’archives confirment « de manière éclatante que, de 1764 à 1775, les juges, les notaires et les avocats continuent, de manière systématique, d’appliquer le droit privé de la Nouvelle-France » (p. 434) malgré la Proclamation royale. À l’évidence, les Cours des plaidoyers communs ont bien joué leur rôle d’amortisseur face à l’introduction du droit anglais et il n’y avait donc aucune raison pour que les Canadiens évitent un litige devant ces tribunaux par souci pour les traditions juridiques. Notez par ailleurs que les auteurs ont examiné plusieurs causes où les arguments apportés par des avocats prônaient ou fustigeaient l’ancien droit, puis ils ont observé que « les parties invoquent évidemment les règles qui leur sont, avant tout, les plus favorables… » (p. 288) sans égard à leur appartenance ethnique. Enfin, en regardant le recours à des actes extrajudiciaires d’arbitrage consignés devant notaire, les auteurs démontrent que la proportion de ces actes concernant des affaires de famille est aussi importante avant la Conquête qu’après. L’adoption de l’Acte de Québec, qui restaure l’ancien droit civil, ne résulte pas non plus dans une diminution du recours à l’arbitrage extrajudiciaire devant notaire.
Quant au rôle de l’arbitrage dans la dichotomie justice et infrajustice, les auteurs explorent cette question minutieusement. Certes, les médiations et ententes à l’amiable qui restent verbales échappent à toute tentative d’analyse, mais les documents étudiés apportent un éclairage précieux à ce débat.
Regardons d’abord leurs conclusions concernant l’arbitrage lié directement aux procès. Les auteurs constatent, entre autres, que l’arbitrage, en France et en Nouvelle France, comme en Angleterre et ses colonies, faisait régulièrement partie des procédures judiciaires. Les autorités et la doctrine l’encourageaient, avant et pendant les procès, comme un moyen d’éviter une surcharge de travail aux tribunaux. Les documents démontrent que l’arbitrage en Nouvelle-France et au Québec s’apparente souvent à l’expertise, dans la mesure où il s’adresse surtout à des questions de détermination des faits plutôt qu’à des décisions de nature juridique. Il y a même souvent une certaine confusion entre les termes « arbitres » et « experts »dans les documents judiciaires. Généralement cependant, les experts sont plus restreints dans leur mandat, les juges tranchant après réception de leur avis. Par contraste, les juges délèguent leurs décisions aux arbitres, dont ils homologuent tout simplement les rapports. L’arbitrage s’est généralement fait à la demande ou au moins avec l’accord des parties. Il concerne souvent des cas commerciaux, de règlement de compte ou d’association. Il est intéressant de noter que le recours des juges à l’arbitrage augmente après la Conquête puisque les juges de la Cour des plaidoyers communs de Montréal en particulier y sont assez favorables.
Une analyse des compromis arbitrés par des notaires ou simplement consignés dans des actes authentiques offre un certain aperçu de l’arbitrage extrajudiciaire. Présent déjà avant la Conquête, l’arbitrage notarial augmente de façon importante sous le régime anglais. Plusieurs notaires, comme les Panet, deviennent en quelque sorte des « spécialistes » de l’arbitrage, puis servent d’arbitres autant dans des cas extrajudiciaires que dans ceux où une cour ou les juges de paix les nomment pour régler un litige. Cependant de nombreux notaires ne font qu’instrumenter le résultat d’un arbitrage effectué par des habitants, des notables ou des commerçants, les habitants formant la vaste majorité des arbitres. Par ailleurs, une bonne proportion des compromis notariés (aux alentours d’un tiers) (p.410) prennent racine dans l’appareil judiciaire. En ajoutant ces cas aux arbitrages décelés dans les dossiers judiciaires, il appert que l’arbitrage est même « majoritairement initié par les juges de 1764 à 1784 » (p. 433).
Si les affaires de famille sont toujours présentes, les questions d’obligations (concernant des meubles et des immeubles) et de servitudes forment ensemble plus des deux tiers des actes d’arbitrage notariés. L’analyse des ces actes permet de constater que même avant l’Acte de Québec, les notaires ne se réfèrent jamais au droit anglais et continuent de se baser, souvent explicitement, sur la Coutume de Paris « en contravention de l’esprit de la Proclamation royale, mais en parfaite conformité avec la pratique de la Cour des plaidoyers communs » (p. 402).
Enfin, les auteurs examinent aussi le recours au jury en matière civile devant les Cours de plaidoyers communs. Les plaideurs des deux ethnies recourent à cette alternative tirée du droit anglais. Les jurys civils traitent essentiellement des cas commerciaux. À Québec, le recours au jury est plus le choix des anciens sujets et à partir de 1771 les renvois aux jurys sont plus nombreux que ceux aux arbitres, sans cependant que ces derniers cessent. À Montréal, par contraste, les juges privilégient les renvois aux arbitres, puis la majorité des renvois aux jurys opposent deux parties d’origine française.
En conclusion, les archives judiciaires et notariales « n’ont pas conservé la trace d’une résistance passive consistant à délaisser les tribunaux pour s’adresser à des arbitres » (p. 403). L’arbitrage a plutôt permis la participation d’habitants, de notaires et de notables dans l’administration de la justice et semble bien « davantage le symbole de la continuité des institutions et du droit privé de la Nouvelle France qu’une preuve du rejet des nouvelles institutions judiciaires » (p. 434). Les auteurs rejoignent ainsi dans leurs conclusions celles d’autres historiens ayant exploité intensivement les archives judiciaires et notariales 4 , puis illustrent l’écart entre le discours des élites et la pratique. Leur ouvrage apporte une importante contribution au débat sur les effets de la Conquête puis approfondit nos connaissances dans l’histoire du droit et de l’administration de la justice au Québec.
NOTES