Où s’en va notre mémoire commune?
En marge de la publication des actes du colloque
de Poitiers-La Rochelle
sur les Mémoires de Nouvelle-France
Un rappel de la mémoire commune
En 2001, la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs (CFQLMC), sections française et québécoise, organise en Poitou-Charentes un colloque sur la mémoire que Français et Québécois partagent. Tour à tour, y sont présentées, pour la période de la Nouvelle-France, des études et des activités d’inventaires et d’expositions qui rappellent notre héritage commun.
Philippe Joutard, Thomas Wien, comme directeurs et Didier Poton, à titre de collaborateur, ont droit aujourd’hui à toute notre reconnaissance pour la publication en 2005 des actes de ce colloque sous le titre Mémoires de Nouvelle-France. De France en Nouvelle-France. Ils ont réussi à surmonter des difficultés d’ordre financier pour trouver finalement éditeur en la maison des Presses universitaires de Rennes. De plus, ils permettent la mise à la disposition du public d’un ouvrage de marque : près de 400 pages, 34 articles, plus de 33 auteurs.
La publication débute en présentant la responsabilité de la CFQLMC dans l’organisation et la tenue du colloque de même que ses objectifs (Philippe Joutard, Marcel Masse, Henri Réthoré, Clément Duhaime et Didier Poton). En conclusion, Jacques Mathieu et Thomas Wien dégagent les grandes idées de l’ensemble des conférences aux préoccupations diverses. Le corps principal de l’ouvrage comprend quatre grandes parties : les migrants au point de départ, les migrants au point d’arrivée, les traits culturels de la nouvelle société en formation constitués d’emprunts et d’adaptations, enfin une annexe renfermant des communications sur des activités d’expositions et d’inventaires de même que sur l’émigration hispanique vers le Nouveau-Monde.
De l’intérieur de l’Hexagone aux quais d’embarquement
La première partie fait le point sur le bilan quantitatif le plus récent des déplacements vers le premier empire colonial français (Leslie Choquette, Yves Landry).
La rochelle – quai DuperréCrédit |
Elle multiplie les angles d’observation et les présente en tenant compte des dernières découvertes. L’État intervient sur plusieurs plans : il oblige les armateurs à transporter des engagés pour 36 mois; il supporte les « Filles du Roy » destinées à rétablir l’équilibre des sexes dans la colonie; il recrute et envoie des soldats pour la défendre. Les migrants eux-mêmes demeurent des acteurs importants. Loin d’être tous des pauvres et des paysans exclus de la terre paternelle par la force des choses (Claire Lambert), en majorité d’origine urbaine, ils peuvent être en quête d’un lieu pour exercer un métier ou être attirés par le désir d’améliorer leur existence. Informés et supportés pour la traversée et l’établissement en Amérique par un parent y ayant déjà émigré, ils n’hésitent pas à se déplacer sur le continent de ville en ville, devenues autant de relais, et à prolonger leur mobilité Outre-Atlantique, au-delà des ports d’embarquement (Jean-Pierre Poussou, Christian Huetz de Lemps). Les réseaux à caractère économique ne sont pas sans faire sentir leur influence : financiers et négociants métropolitains supportent financièrement les armateurs et les marchands coloniaux, bien au-delà des appartenances religieuses, catholique ou protestante (Michaël Augeron et Didier Poton). Les réseaux religieux sont loin d’être absents : ils forment les futurs missionnaires et assurent leur soutien une fois sur place dans la colonie; ils accompagnent leurs efforts d’une publicité soutenue comme les Relations, et par l’acquisition de biens matériels pour soutenir leur œuvre pastorale, éducative et d’assistance sociale (Gilbert Pilleul).
Les migrations sont également envisagées selon une approche comparative (Bertrand Van Ruymbeke), dans le cadre du premier empire colonial français (Christian Huetz de Lemps), de même que sous leur aspect temporaire ou définitif (Robert Larin). Les Français se sont dirigés en plus grand nombre que les Britanniques vers les Antilles, à l’inverse de ces derniers qui ont choisi le territoire des treize colonies, au climat plus clément que celui de la vallée du Saint-Laurent. Même si les couronnes britannique et française n’ont pas favorisé le départ de dissidents en Amérique, ces derniers sont tolérés au sud en raison de leur capacité d’adaptation à la religion anglicane et de l’attitude ouverte, pour ne pas dire proactive, des propriétaires de plantations. Une fois sur place, les Français sont loin de s’être tous établis et enracinés. Un grand nombre de migrants, parmi les administrateurs coloniaux, les engagés pour 36 mois et les soldats, sont retournés en France. À l’inverse, les émigrants britanniques ont peu regagné la métropole. Bref, un ensemble de constats expliquant la situation minoritaire des Français en Amérique du Nord. À la toute fin du volume en annexe, un texte de Thomas Calvo poursuit un questionnement de Thomas Wien (en conclusion) sur l’impact négatif que pouvaient avoir les coûts de la traversée sur des navires remplis à pleine capacité de marchandises destinées au Nouveau-Monde.
Le vécu dans la colonie, un nouveau questionnement, des mythes
La seconde partie de l’ouvrage jette un regard novateur et comparatif sur le parcours des Français, cette fois en Amérique du Nord. Avec le support d’un parent, les migrants trouvent plus facilement terre et épouse; ils deviennent des immigrants, ils s’établissent et s’enracinent sur la terre paternelle pour un grand nombre d’entre eux; une cohésion sociale naît, facilitée par la communauté environnante (Jacques Mathieu). Pour d’autres, l’établissement ne met pas fin à la migration. Celle-ci peut revêtir deux formes, mais de courte distance l’une et l’autre : soit que le chef de famille quitte avec toute la maisonnée pour prendre une terre dans l’arrière-pays, suffisamment grande cette fois pour établir tous les garçons, soit qu’il laisse à un de ses fils le vieux bien, qui ne peut être subdivisé davantage, et aille construire un nouveau patrimoine sur le front pionnier, probablement le dernier qu’il occupera jusqu’à son décès (Alain Laberge). D’autres enfin, une minorité, n’hésiteront pas à se déplacer sur des espaces aux horizons illimités, jusque dans la région des Grands Lacs, pour compenser le déséquilibre des sexes et faire fortune dans le commerce des fourrures; sur place, ils trouveront épouse dans les communautés amérindiennes et s’adapteront à leurs coutumes (Gilles Havard). À la différence des habitants des autres possessions françaises, Antilles, Guyane, Louisiane et vallée du Mississippi, ceux de la vallée du Saint-Laurent n’auront pas besoin d’intégrer une main-d’œuvre esclave pour s’adonner à l’agriculture, leur activité principale au 18e siècle; leur recours aux esclaves noirs ne dépasse pas l’univers de la famille (Allan Greer).
Cette même partie nous met en garde contre des déformations de la réalité par des contemporains; certaines d’entre elles ont été reprises par la suite par les historiens. D’abord le mythe du coureur de bois (Thomas Wien), une réalité au 17e siècle qui devient marginale au siècle suivant. Par crainte de perdre éventuellement le contrôle sur les zones périphériques de l’empire français, administrateurs coloniaux et membres de l’Église missionnaire perpétuent l’image du coureur de bois, cet aventurier des grands espaces aux mœurs déréglées faisant trop facilement fi des prescriptions de la moralité (voir aussi le texte de Gilbert Pilleul); en cela, ils agissent par sentiment d’insécurité non fondé sur la réalité, un peu comme les propriétaires des plantations du Sud l’ont fait en prônant la supériorité des blancs, sous la menace que constituait l’augmentation d’une population noire tenue en esclavage. De son côté, Catherine Desbarats met en garde contre une vision d’un État peu intéressé à sa colonie et dont les fondements sont loin d’être démontrés. Les études sont trop souvent restreintes à des groupes particuliers, par exemple les intendants à l’exclusion des commissaires-ordonnateurs. Réalisées sans toujours tenir compte de l’ensemble des contextes géographique, juridique, économique et culturel, elles pourraient être reprises sur une plus grande échelle,
Batiscan (Québec, Canada)Crédit photo |
en tenant compte de tous les intervenants impliqués dans le développement de la Nouvelle-France, de la disponibilité des ressources naturelles (par exemple l’éloignement progressif des sources d’approvisionnement en bois pour la construction des navires), des finances de l’État et de la nécessité par celui-ci de faire accepter ses politiques par les administrés. Enfin, Christophe Horguelin revoit l’éveil des paysans à une identité canadienne. Le terme Canadien n’est pas d’usage courant avant la Conquête. Les administrateurs coloniaux l’emploient à l’occasion dans leurs rapports destinés à la cour, mais il ne sort pas des filières administratives. À l’époque, l’habitant se définit comme colon au sens de résidant d’une colonie, d’une province de France un peu particulière où il n’y a pas d’impôt direct; ou encore comme habitant au sens d’habitué au pays ou propriétaire-exploitant par opposition au paysan français. Ce n’est qu’après 1763, que le terme Canadien devient d’usage courant, propagé par l’ancienne noblesse coloniale à la recherche d’emplois auprès du nouveau gouvernement de manière à échapper à la catégorisation «anciens et nouveaux sujets » et à éviter de passer pour un peu moins que British.
La religion, l’imprimé, la langue et l’histoire des femmes
La troisième partie nous introduit à l’héritage religieux et culturel apporté dans les bagages des migrants, mais par le biais d’une combinaison souvent inédite d’éléments qui nous sont plus ou moins familiers. Les principaux agents qui ont contribué à la propagation de la foi catholique nous sont bien connus, ordres religieux réguliers et séculiers, fondateurs et fondatrices, premiers évêques. Cette fois, les ordres missionnaires sont replacés dans le contexte prévalant en France, soit un mouvement de christianisation interne selon les idéaux rigoureux du concile de Trente, dont ils se font les promoteurs dans la colonie. Ils exercent d’abord leur apostolat auprès des Amérindiens, dans leur territoire de chasse et par la suite dans des réserves destinées à les sédentariser. À la suite de l’échec de l’entreprise, ils dirigent vers les colons français leurs ressources spirituelles et matérielles, les secondes servant de support aux premières (Dominique Deslandres). Les fondatrices sont présentées dans une perspective féministe, des femmes d’énergie et de convictions qui ne craignent pas d’arracher aux « hommes » leur part de liberté et de s’affirmer face à eux. L’éducation occupe une grande place dans l’entreprise d’évangélisation : Jésuites et pasteurs diocésains s’appuient sur des institutions d’enseignement qui nous sont bien connues, le Collège des Jésuites et le Séminaire de Québec. Par contre, fait à signaler, Mgr de Laval fait de cette institution un seul presbytère au sein d’une grande paroisse unique, rassemblant tous les curés, concentrant et distribuant les ressources destinées à les supporter. À l’inverse, son successeur, Mgr de Saint-Vallier, privilégie une relation plus directe avec les curés, sans passer par l’intermédiaire que constitue le Séminaire; il entreprend la multiplication des paroisses (Brigitte Caulier).
Tout au long de la période de la Nouvelle-France, l’Église exerce une grande influence. C’est par son intermédiaire que les idées nouvelles pénètrent, mais bien timidement. Les théories de Descartes sont mentionnées par des professeurs du Séminaire de Québec, mais les notes de cours révèlent que les mentions se limitent à des références critiques ou allusives (Jean-François de Raymond). L’absence d’imprimerie et de librairie spécialisée en Nouvelle-France n’empêche pas la consultation des livres comme le révèlent les inventaires après décès. Toutefois, le clergé joue encore un grand rôle dans leur circulation; les thèmes en lien avec la religion et la pratique religieuse dominent (François Mélançon).
La langue se révèle compagne de la foi. Les recherches réalisées jusqu’à maintenant dévoilent les traits originaux du parler franco-québécois. Formé à partir de 1700, celui-ci emprunte, pour les aspects morphologique et syntaxique, aux parlers populaires des régions d’où proviennent principalement nos ancêtres, soit les régions parisienne, Normandie-Perche et Poitou-Charentes. Par contre, l’usage graphophonétique relevé dans les écrits d’observateurs contemporains et de notaires natifs de la colonie ou émigrés de France permet une constatation originale : le parler s’aligne sur la norme parisienne pour la prononciation, une réalité qui présente de l’intérêt en regard du va-et-vient continuel de fonctionnaires, militaires, etc., entre la capitale, Paris, et la colonie (Marthe Faribault).
Des inventaires, des formes de rappel de la mémoire commune
En annexe sont insérés les textes de communications et les interventions présentées en ateliers et en table ronde. Ils traitent d’activités d’inventaires, d’expositions et de commémoration destinées à enrichir et à rappeler la mémoire franco-québécoise. L’inventaire des bâtiments dans lesquels ont habité les pionniers, des plaques et des monuments témoignant de leur présence en Poitou-Charentes (Georges Coste et Dominique Guillemet) constitue la première étape d’un projet majeur poursuivi à l’heure actuelle pour la Nouvelle-France (http://www.memoirenf.cieq.ulaval.ca/ ). Quant aux objets muséologiques intéressant à la fois la France et la Nouvelle-France, la préparation d’un inventaire est à l’état de projet. Yves Bergeron en précise les deux grandes étapes : le répertoire des institutions muséales et ensuite l’accès aux catalogues des collections de ces musées. Les activités d’expositions, accompagnées d’une mise en contexte appropriée des objets présentés, peuvent faire beaucoup pour sensibiliser et, si nécessaire, ranimer la mémoire d’un grand public qui a souvent besoin de supports; les objets en soi n’ont pas de mémoire, l’émotion naît de ce qui se dégage d’eux (Guy Martinière, Michel Colardelle). Bien planifiées, préparées en collaboration avec les publics visés, elles peuvent rejoindre un vaste public. C’est le cas de l’exposition et de la commémoration de la Grande Paix de 1701, qui ont rejoint un très grand nombre de visiteurs, habitants des Premières Nations et Québécois, classes autochtones et montréalaises jumelées (Francine Lelièvre). Elles peuvent même conduire à de nouvelles pistes de recherche sur l’architecture urbaine de même qu’à un examen attentif des documents écrits pour une interprétation plus juste de la réalité, comme dans le cas de l’exposition sur les villes des ingénieurs du roi en Amérique aux 17e et 18e siècles (Écho de table ronde, Laurent Vidal, modérateur).
Un aiguillon pour la recherche, un nouveau cadrage
L’ensemble de l’ouvrage constitue un outil de référence important; il sert d’aiguillon pour la recherche en histoire et oriente le généalogiste vers la localisation et l’identification de données sur les ancêtres. Les migrations sont quantifiées plus précisément. Elles sont tracées dans l’espace depuis l’intérieur de l’Hexagone français jusqu’en Louisiane en passant par les Pays d’en haut les Pays d’en Haut et la vallée du Mississippi. Elles sont présentées à travers les initiatives de leurs promoteurs : un État plus présent que ce que l’imaginaire québécois a retenu; des acteurs économiques qui ne tiennent pas toujours compte de la religion d’appartenance; des missionnaires qui n’hésitent pas à allier le spirituel et le matériel, la pastorale et la préparation du sol à la culture. Les réseaux de parenté sont réexaminés : transmission de la propriété familiale, aide et soutien au migrant qui en fera un immigrant prenant pied en permanence. Les bagages des immigrants sont déballés; leur lecture et leur parler sont revus. Les différentes formes que peuvent prendre les rappels de la mémoire sont présentées dans leur processus de réalisation. Enfin, la Nouvelle-France est relue dans son contexte global, européen et continental, celui de la Vieille Europe, celui de la Nouvelle-France des Amérindiens, de la fourrure, du froid, mais aussi celle du sucre, du bois de gaïac et des plantations. Les bases sont jetées, la comparaison pourrait être poursuivie sur une vaste échelle.
Tout n’est pas écrit
Bien évidemment, l’ouvrage n’a pas réponse à tout. De nouvelles recherches pourraient être effectuées dans les archives notariales françaises, innombrables il faut le reconnaître, pour enrichir nos connaissances sur les antécédents socioéconomiques des migrants : lieu de provenance et de départ, héritage familial anticipé, formation ou métier exercé, situation financière, réseau de parents et d’amis. Compte tenu du grand nombre de migrants mis en cause, la création de bases de données de nature prosoprographique à la fois réalisables et représentatives de la réalité, portant par exemple sur des communautés homogènes et complètes, pourrait faciliter le travail. Même la multiplication d’études de cas pourrait faire avancer les connaissances. Les travaux en cours sur les départs pour la France ou pour d’autres destinations comme la Guyane, etc., pourront être poursuivis avec profit en tenant compte d’un prix de passage probablement plus élevé à l’aller, sur des navires aux cales remplies de marchandises, qu’au retour, la charge pouvant se ramener à quelques ballots de fourrures. D’autres questions méritent d’être étudiées, par exemple l’impact des départs pour les Pays d’en haut sur les nouveaux arrivants dans la colonie, en quête de terre et d’épouse. La mobilité des colons avant et après le mariage pourrait constituer un sujet sur lequel s’arrêter. Au plan religieux, plusieurs pistes sont données : la religion à transmettre par les pasteurs telle que révélée par l’étude de l’iconographie et des arts sacrés dans une approche interdisciplinaire; la réception du message par les ouailles en faisant appel aux sermons et à la correspondance des curés de paroisses; la participation des fidèles à la vie paroissiale par le dépouillement des archives des confréries. Le questionnement de Catherine Desbarats sur le rôle de l’État en Nouvelle-France peut constituer un point de départ stimulant pour d’autres chantiers : influence des intervenants dans la vie coloniale, en matière d’urbanisme par exemple, impact de la disponibilité de ressources naturelles auxquelles les coloniaux recourent fréquemment. Un tel questionnement est de nature à créer un intérêt non seulement pour les archives privées, mais aussi pour une relecture des archives gouvernementales et pour l’examen de catégories de documents autres que les documents écrits, tels les cartes et plans de territoires et de bâtiments.
Gilles Durand