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Qu’est-ce qui fait chanter le Québec ?

Qu’est-ce qui fait chanter le Québec ?*

 

par André Gaulin

 

Un peu comme les Italiens, les Québécois aiment chanter. Laissez-les quelques heures ensemble et vous aurez une chorale ! Ce goût du chant, ils le tiennent beaucoup de la tradition orale qui a marqué leur histoire. Les Québécois sont nés de mères qui chantaient, comme Fabiola, mère de Félix Leclerc, qui nous le rappelle dans sa chanson «les Soirs d’hiver» où sa «mère chantait ° Pour chasser le diable qui rôdait». Avec sa famille enclose dans la maison, il chante aussi le père, comme le Samuel de Maria Chapdelaine, quand la poudrerie qui souffle l’empêche d’amener les siens à la messe de minuit. Ainsi que le rappelait Louis Hémon, leurs ancêtres avaient apporté de France leurs chansons, une manière de garder quelque chose de la patrie quittée, comme une chaleur au cœur. Dans les folklores connus de mémoire, c’était Saint-Malo ou La Rochelle, beaux ports de mer, ou Fougères et la Bretagne, ou Avignon et son pont, ou Bordeaux encore attaqué par les Anglais. Ces textes témoignaient des us et coutumes dont celui de la bonne chère, «pâté si grand» de Rouen, soupe à l’oignon de Charenton, vie dure des cantonniers de Louviers, passage en sabots par la Lorraine et ce détour obligé, pour vider la bouteille, par Paris où «y a-t-une brune plus belle que l’amour» ! Quand le poète Octave Crémazie, exilé à Paris, écrit au lettré Henri-Raymond Casgrain, il suppose que le coureur des bois de chez lui chante pour oublier qu’il est si seul qu’il veut entendre sa voix. Le Gilles Vigneault des «Gens de mon pays» s’en souviendra quand il décrit ses compatriotes comme gens de parole qui parlent pour s’entendre, avant de parler pour parler !

 

Chanter, le cœur dans la mémoire.

 

C’est tout dire de cette fidélité des Québécois à la mémoire profonde des provinces «françoyses» et de leurs capitales ou quais d’embarquement. Beaucoup d’anciens d’hier, dans les campagnes des régions québécoises et même les villes, étaient des anthologies vivantes du répertoire ancien : il suffisait de leur fournir «le petit boire» pour que le récital s’allonge. Avec l’ajout d’un violon, instrument national, les pieds entamaient la gigue et dansaient le cotillon. Puis tantôt, à voix nue, dans la relâche de l’essoufflement, une grand-mère réunirait toutes les générations de la soirée qui écouteraient le moyen âge et la complainte du Roy Renaud de guerre venant, «tenant ses tripes dans ses mains»! C’est tout ce patrimoine chanté qui résiste à l’oubli dont témoignent les Archives de folklore de l’université Laval où quelque 1500 enquêteurs ont fait don de leurs fonds. Toute cette mémoire marquera diversement des chansonniers à venir qui en garderont la rythmique, laquelle influencera aussi l’intonation du langage et même la poésie.

 

Ainsi donc, longtemps le folklore et la chanson québécoise ont fait route ensemble, pratiquement jusque vers 1930 quand arrive la première chansonnière Mary Travers, dite la «Bolduc». Bien sûr, le 19e siècle a vu naître des chansons populaires, souvent sur timbres musicaux, dont les deux plus célèbres sont «Un Canadien errant» (sur timbre émouvant) et «Ô Canada», sur musique originale, ancien hymne national du Québec abandonné depuis. Ces chansons du peuple, souvent anonymes, sont marquées par l’histoire patriotique, chantant ses heurs et ses malheurs, dont la défaite de 1759 et l’écrasement des Patriotes par les troupes anglaises. «Ô Carillon», sur un poème de Crémazie et la musique de Sabatier, longtemps chanté, célèbre avec nostalgie cette victoire de Montcalm, en 1758, à Ticonteroga. Il n’en reste pas moins que le Traité de Paris, qui cède la Nouvelle-France à l’Angleterre, rend les nouveaux maîtres ombrageux de sorte qu’aucune liaison française par bateau ne se fera avant 1855, quand la Capricieuse mouille dans le Saint-Laurent. Les Québécois se trouvent ainsi privés, sinon par les voyages, de l’influence des caveaux et des cafés-concerts. Entre temps, le clergé a pris un pouvoir social excessif après l’échec des Patriotes (1837-1838), certains membres expurgeant même des chansons folkloriques, c’est tout dire. De sorte que, quand «la Bolduc» advient, après 1930, avec ses chansons populaires aux textes peu poétiques et assonancés mais par ailleurs chantés et turlutés avec gouaillerie, la cote de la chanson est quasi nulle. Les gens du domaine littéraire, en quête de modernité, la juge archaïque alors que le clergé, dominant largement toute la critique littéraire, conspue la chansonnette française, jugée frivole ou immorale ! C’est alors qu’apparaît Félix Leclerc qui, sans le vouloir, va changer la donne.

 

Félix Leclerc, chantre du printemps.

 

En ce sens, on peut considérer Félix Leclerc comme le père de la chanson québécoise. C’est lui qui fait voir le jour à la chanson à texte, une chanson littéraire d’inspiration poétique sur musique originale, qui respecte la «tropation», cette concordance heureuse des notes et des mots. Cela se fait presque malgré lui, pourrait-on dire pour celui qui se veut avant tout dramaturge. Au début, Leclerc fait quatre chansons, de trois ans en trois ans, à partir de 1934 jusqu’en 1943 ! Puis, davantage. C’est en particulier pour permettre un changement des décors qu’il écrit quelques chansons pour sa pièce à succès Le p’tit bonheur jouée à l’automne 1948. Jusque-là, homme de radio et d’écriture, Leclerc a produit plusieurs livres dont la populaire trilogie Adagio, Allegro et Andante (1943-44). Et quand Félix part pour la France à la fin de 1950 avec Jacques Canetti qui l’entraîne, mis sur la piste par Jacques Normand, son répertoire comprend tout juste 32 chansons dont plusieurs de celles qui enchanteront les Français d’après-guerre : «Bozo», «le Bal», «Francis», «Moi, mes souliers», «le Train du nord», et «le P’tit Bonheur», cette chanson fétiche. N’oublions pas non plus «l’Hymne au printemps», «Présence», deux chansons qui misent sur cette saison salutaire dans l’optique de Félix. D’ailleurs, notons que «l’Hymne au printemps», d’abord paysanne avec «les crapauds (qui) chantent la liberté», acquerra une portée politique. De même, la chanson «le roi heureux» traduit très justement ce Félix, rat des champs, qui nous parle de lui en évoquant ce roi venu défroquer de la monarchie en Amérique et retrouvant sa nue propriété. Avec ces chansons, — il n’en écrit aucune en 1952,–Leclerc tient l’affiche 14 mois aux Trois Baudets et signe un contrat de cinq ans avec Polydor. Il s’engage même à écrire huit chansons l’an, ce qu’il n’a fait qu’en 1946 et ne refera qu’une autre fois en 1969 ! Mais dès 1951, son premier album lui mérite le Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros.

 

Comme beaucoup de Québécois avant lui, Félix découvre en France le pluralisme idéologique et le plaisir de parler autant que de manger. L’accueil qui lui est fait pour son naturel, son côté homme des bois qui siffle volontiers, s’amenant sur scène avec sa seule guitare, le console des critiques misanthropes de son Québec qui attendent le génie littéraire à venir, si possible un romancier ! Notons surtout que son succès en France consacre le genre de la chanson, qui se détache ainsi du folklore séculaire, ou de la chansonnette fleur bleue, pour rejoindre un nouvel art déjà illustré par Trenet et que Leclerc, Brassens, Brel, Ferré et d’autres vont illustrer superbement, un peu comme Montaigne fondait jadis le genre de l’essai.

 

Pour le Québec, l’événement est important : d’ailleurs, lors d’un bref retour de Leclerc, la ville de Montréal accorde au poète une importante réception à l’Hôtel de ville. La chanson à texte vient au monde à laquelle contribuent Lionel Daunais, Oscar Thiffault, Raymond Lévesque, Jacques Normand, Robert L’Herbier et Fernand Robidoux, Pierre Pétel, — pour ne nommer que ceux-là — et plus que tout autre, Félix Leclerc. Le barde québécois qui croyait aller quelques semaines en France y retourne de plus en plus pour des tours de chants. Pendant la décennie cinquante, il va ajouter une trentaine de chansons à son répertoire, chansons marquées par la critique morale et sociale («Comme Abraham», «Attends-moi ti-gars»), par l’amour des humbles («Prière bohémienne» qui charmera Devos, «Litanie du petit homme»), par l’humour («Tirelou», «l’Héritage»), par le pays rural et le patriotisme («la Drave», «Tu te lèveras tôt»), par la nature et les bêtes («Blues pour Pinky», «le Petit Ours», «le Loup») et parfois par l’amour comme en témoigne «Ce matin-là», chanson écrite en Suisse où il avait voulu vivre.

 

La quarantaine de chansons que Leclerc ajoute à son carquois de textes pendant la décennie soixante, période fort riche pour son art, nous font voir un Leclerc traversé par une crise amoureuse qui lui fait prendre nouvelle compagne et secoue ses anciennes certitudes de Québécois-né-catholique. En même temps que lui, le Québec connaît sa «révolution tranquille» qui le sort de la grande paroisse provinciale autant au plan politique que moral ! Cela donne chez Leclerc des chansons plus philosophiques et plus libertaires comme «Dieu qui dort», «Bon voyage dans la lune», «Grand-papa pan pan pan», des chansons mélodiquement belles, comme «les Algues» ou «Y a des amours», ou tout simplement des chansons de l’ordinaire des jours et des saisons («Sur la corde à linge», «Passage de l’outarde»), marquées par le métier qu’il pratique de sa belle voix et qu’une orchestration habille désormais somptueusement. On perçoit aussi chez le poète faiseur de chansons l’influence tzigane qui fait la trame de sa musique et de sa vision du monde («La vie, l’amour, la mort», «Tzigane»). Ceux qui ont essayé de chanter du Leclerc savent la grande difficulté qu’il y a à interpréter ses chansons selon la rythmique qui est la sienne, découvrant ainsi le grand art dont est marqué son talent.

 

Faisant carrière depuis vingt cinq ans en France et vivant grâce aux droits d’auteur qu’il y reçoit, Félix Leclerc y fait pour ainsi dire ses adieux en décembre 1975 avec son spectacle «Merci la France» au Théâtre Montparnasse. La quarantaine de chansons de la décennie 1970, ses dernières, – car chanter en public lui est toujours un effort – sont influencées davantage par l’actualité politique et sociale de son pays. Ce Félix que les Français connaissent moins a pris parti pour l’indépendance du Québec. Comme le manifeste bien sa chanson-ressort «l’Alouette en colère», il n’a pas accepté que des soldats de l’armée canadienne qui occupe le Québec en octobre 1970 lui demandent ses papiers pour entrer dans l’île d’Orléans où il vit. C’est le coup de fouet d’une deuxième naissance ! Ses trois derniers microsillons (1972, 1975 et 1978), où il reste le poète à la vision aiguë («Comme une bête»), comprennent des chansons comme «l’Encan», «le Chant d’un patriote» mais aussi cette magnifique chanson cathédrale et hommage à la France, «le Tour de l’Île». Certains éditorialistes ne reconnaîtront pas en ce Leclerc le poète d’hier faute d’avoir écouté une chanson aussi universelle et pourtant tellement enracinée comme «l’Ancêtre», chanson anthropologique qui rejoint la poésie d’un Gaston Miron. Ce Leclerc, ancêtre, a fait école ; les «boîtes à chansons» se sont multipliées ; ce sont des dizaines de poètes sonorisés que chaque décennie voit naître après 1960 comme autant de professeurs de poésie ! Plusieurs d’entre elles et eux auront même droit à un «Félix», un Prix créé pour la chanson par l’ADISQ en 1979 et décerné annuellement dans l’aura du grand poète.

Clémence DesRochers, chantre de l’été.

 

Mise à part la Bolduc, les femmes des origines de la chanson québécoise sont surtout interprètes, s’imposant comme auteures surtout après 1970. Toutefois, Clémence DesRochers fait exception en formant avec d’autres le groupe des «Bozos» (1958). Cette association de chansonniers à partir de la boîte à chanson Chez Bozo regroupe deux anciens comme Raymond Lévesque et Jacques Blanchet ainsi que de jeunes talents qui vont s’imposer comme Jean-Pierre Ferland, Claude Léveillée, Hervé Brousseau et Clémence DesRochers. Tous ces jeunes vont marquer la décennie qui va suivre auxquels s’ajoutent Claude Dubois, Claude Gauthier, Pierre Calvé, Pierre Létourneau, Tex Lecor, Jean-Paul Filion, entre plusieurs autres, et bien sûr, Gilles Vigneault. C’est toute une fraternité de poètes chantants ! Au fil des années et après avoir travaillé en collectif pour monter des spectacles, Clémence DesRochers va faire carrière solo. Elle fait alterner monologues tragi-comiques et des chansons émouvantes que ses contemporains seront longs à vraiment découvrir.

 

La chanson de Clémence DesRochers rejoint le monde intimiste du micro-espace. La chansonnière chante de manière privilégiée l’univers du cercle familial dans un décor précis. «La chaloupe Verchères» illustre à merveille ces atmosphères ovifères, la remontée mythique de la rivière Saint-François estrienne, image enfantine de la force gargantuesque du père-rameur, écho sonore de la mère chanteuse, vie engagée contre le courant, vers un lieu où l’herbe est plus verte, l’eau plus claire, quasi mythique. Éclate en cette chanson la blessure du soleil, «l’été brûlant», le souvenir d’avoir frôlé le bonheur, la démultiplication des années d’enfance, «les étés fous» («L’été brûlant, les étés fous»), évocation de l’enfance au soleil reprise autrement dans «le doux vent d’été», ou dans «le lac en septembre». Ne reste plus dès lors, dans l’univers de la chansonnière, qu’une saison: l’été. Chaque retour de cette saison participe à l’enfance, à l’espace scellé de la mémoire, à l’extase de la vie donnée à profusion: «On a eu un bien bel été» rechantera «les mûres mûres», l’ancienne harmonie fragile, le passage éphémère des oiseaux.

 

La structure de l’espace et du temps de l’univers clémentien s’en trouve influencée. L’hiver glace le cœur, fatigue, sépare, assoit comme dans «Ça sent l’printemps», rue Dorchester. L’été, au contraire, reprend possession du jardin, regarde «pousser les fleurs» dans l’ancienne terre désertée : «Si tu veux attendre avec moi ° Que les oiseaux reviennent ° Si tu veux souffrir ces semaines ° De silence et de froid» («Cet été, je ferai un jardin»). L’hiver ainsi vécu, comme un orphelinage, prive le cœur de l’amour, totalement retrouvé en été, celui qui fait que «La ville est redevenue plus belle ° Les jours sont chauds, les soirs plus longs» («Quelques jours encor»).

 

Cette peur du changement de temporalité, de l’espace diurne au nocturne, de la chaleur utérine du jardin à l’ailleurs, de l’espace enclos à l’aventure, fait peur à l’enfant qui va cesser de vivre l’éternité de l’innocence. La chansonnière le sent bien qui prête à la mère, dans une sorte de vision inversée, ces paroles: «Partez mes enfants, partez! ° Malgré le vide qui me désarme °(…) Trop de souvenirs nous enchaînent! ° Je n’aime pas briser mes liens» («Où sont les enfants?»). Le micro-espace estrien de Clémence pourrait bien ressembler, autrement, au monde immobile de Gilles Vigneault, lui, un monde figé dans l’hiver historique, elle, dans l’instantané de l’enfance: «J’ entends les cloches à Saint-Benoît ° Un bateau flotte sur l’eau claire ° Entourée d’arbres centenaires ° Voici ma vieille maison en bois ° Mes parents passaient par ici °Avec leur cheval Capitaine ° Quand ils couraient la prétentaine ° De Rock For est à Saint-Elie» («C’est toujours la même chanson»).

 

La longue complicité de Clémence DesRochers avec son public se traduit alors par une question: « Veux-tu encore de ce jardin plutôt étroit ° De ce domaine où je t’amène °C’est toujours le même poème ° Que tu reçois» («C’est toujours la même chanson»). La question pro forma reste sans réponse puisqu’il y a connivence entre une femme qui se chante et un public longtemps restreint. Ce public fidèle connaît, comme son monde à lui, papa Miller («Full day of mélancolie»), maman Miller, qui était si belle («Vous étiez si belle»), les demoiselles Céleste et «la Vie d’factrie», les «Deux vieilles» qui rient «L’été, quand il fait beau soleil» et qui — n’est-ce pas l’été? — vont avoir moins peur de la mort. Le père et poète Alfred DesRochers reste un peu leur père. Le lien qui le lie à sa fille, son plus beau poème, lie ce public devenu «bons amis» à «L’homme de [sa] vie». Tous retrouveront le monde en-allé des «chansons anciennes et lentes» qu’il chante à la brunante. Ce partage des mêmes chansons, celles de Clémence, celles de la tradition orale, les poèmes du père à la Rose en-allée, («Avec les mots d’Alfred, une chanson pour Rose ° Ma mère mon amie et parfois mon enfant») les souderont tous dans le même micro-espace et la même macro-mémoire. Macro-mémoire si, et c’est peut-être là une lumière jetée sur ce qui rattache une chansonnière et un public, dans la mesure où la maison de l’Estrie reste une typologie de la maison «vieille», «Entourée d’arbres centenaires», près de laquelle tournent les «chevaux de labour» («Full day of mélancolie») qui rappellent aussi «Celui-là de jadis dans les labours de fond ° Qui avait l’oreille dressée à se saisir réel» ( «Dans les lointains», Gaston Miron).

 

Un titre comme «Enquête», une chanson bien connue des fans, signale une remontée vers l’univers des signes et des repères. On ne sait plus trop bien si la quête du sens concerne la vie estrienne de la chansonnière — «le vieux chien Bijou», le jeu de cachette dans le foin, la «vieille poupée écossaise» — ou la vie traditionnelle québécoise tout simplement. Cet aller-retour de l’auteure se termine sur une métamorphose de celle-ci en personnage quasi séculaire: «Comment allez-vous depuis mon départ ° J’ai changé vos noms en images° Vous êtes partis j’y reviens encor ° Ne me demandez plus mon âge» («Enquête»)

 

L’a-t-on noté d’ailleurs, la version musicale de J.-M. Cloutier pour cette chanson est introduite par le timbre de la comptine «J’ai un beau château», marquant ainsi la précarité d’un univers menacé d’abolition. Est-ce pour cela que Clémence DesRochers, dans son disque Chansons des retrouvailles, affirmera «C’est toujours la même chanson que je chante…», qu’elle entendra «toujours les mêmes voix», hantée par «la même maison». Ces retrouvailles d’une chanson de l’après référendum (celui de 1980) sont aussi celles du micro-espace, le retour au refuge. Là encore, l’indication musicale de Marc Larochelle est significative: le couplet «Je t’en ai parlé tant de fois» de la chanson reprend le phrasé sonore de «Sur les quais du vieux Paris» et la présence de l’accordéon-musette qui suit ne fait que renforcer le rattachement de la chansonnière à la tradition culturelle française, en ce sens où nous sommes de langue française, tenant feu et lieu en Amérique.

 

Dans la poétique de Clémence DesRochers, reçue surtout comme monologuiste comique, ce micro-espace familial symbolique trouve sa fin tragique dans sa puissante chanson du «Géant», renouvelée avec l’interprétation émouvante de Renée Claude. C’est la brisure complète du monde familial, «le vendredi de ce temps-là», avec la mort de la mère, en 1964. C’est le temps qui reprend ses droits, obture le paradis ancien, avance comme une marée impérieuse et implacable. À cet égard, il faut souligner la modernité troublante du refrain, («Le géant») qui, dans sa prose allongée, marque bien musicalement l’envahissement du «Jardin d’antan» (poème très significatif de Nelligan) de l’enfance clémentienne. Implacablement, oui, dans cet univers, montent le temps et les versets de ce refrain du «géant» noyé par la marée : «Et pendant ce temps ° Y avait un géant ° Qui marchait lentement vers nous ° On ne s’en doutait pas du tout ° On n’entendait pas son pas ° Sournois ° Comme le vent noircit le bois ° Sans qu’on le voit ° Et pendant ce temps ° Y avait un géant».

Ce point d’orgue sur la poétique de Clémence DesRochers — on aurait pu tout aussi bien prendre celle de Claude Léveillée — illustre assez, d’une part, la quête de la première chanson «canadienne-française» encore rattachée, malgré le «Désormais» de Paul Sauvé et le «il faut que ça change» des libéraux, aux rives (et mirages) du passé que Robert Élie ou Anne Hébert ont appelés les «songes». Mais, par ailleurs, cette poésie sonorisée est aussi offerte aux destinataires comme la «solitude rompue» dont parle la poète Anne Hébert. Poésie présentée comme le partage de la parole et le fondement de nouveaux liens. Qui se font en chantant, c’est ça la beauté de la chose !

Gilles Vigneault, chantre de l’hiver.

 

Étrange troubadour que Gilles Vigneault, né sur la basse-côte nord où la route ne se rend pas, étudiant à Rimouski puis à Québec où il enseigne un peu et chante, et qui sera le maître de poésie de plusieurs générations de Québécois. C’est comme si en s’amenant chanter le pays de Natashquan, il venait rappeler aux urbains et aux régions domestiquées, qu’en retard sur le progrès, il est en avance ! Le premier, il sort des Boîtes à chansons et de leur vie utérine et affronte un grand public à la Comédie canadienne de Montréal. Le péril y est double, de singulier à pluriel, de poète instruit chantant pour des urbains colonisés et menacés d’assimilation. Un long monologue intitulé «les Menteries», selon une tradition ancienne, en dit assez long sur la symbiose qui s’opère entre lui et son public qui n’en revient pas de le voir giguer comme un fi-follet et qui crie bravo quand il évoque la possibilité de «faire pousser des oranges dans le jardin de ma tante Emma» ! Ces spectateurs de la Révolution tranquille donnent à ses mots et à ses chansons une portée outrepassant la poésie et applaudissent les personnages gargantuesques de «Jos Montferrand», «John Débardeur», «Jean-du-Sud», «Jos Hébert» et «Jack Monoloy». Vigneault apparaît comme celui qui vient rappeler à Montréal «monnayé et en maudit» (Le cassé de Jacques Renaud), le pays de ses origines, son ancien mordant, ses grands espaces fous. Reçu comme un rassembleur, il est en fait une sorte de poète médiéval qui chante un paradis perdu, le «temps rond» («Les hirondelles»). C’est pour chanter cela qu’il a quitté son Natashquan : «J ai fait cinq cents milles ° Par les airs et par les eaux ° Pour vous dire que le monde ° A commencé par une sorte de tam ti delam» («Tam ti delam»).

 

On l’accueille d’emblée, on l’acclame, il passe la rampe, il est reçu dans les milieux les plus humbles pour sa poésie. À la ville, il redit les origines; à la campagne, la permanence. Il chante «Fer et titane» à une petite nation jadis frileuse qui se découvre une économie, mais il n’est pas sûr que l’on perçoive alors sa critique qu’il fait du progrès sauvage en cours : «Pas le temps de sauver les sapins ° Les tracteurs vont passer demain ° Des animaux vont périr ° On n’a plus le temps de s’attendrir ° L’avion le train l’auto ° Les collèges les hôpitaux ° Et de nouvelles maisons ° Le progrès seul a raison ° À la place d’un village ° Une ville et sa banlieue ° Dix religions vingt langages ° Les petits vieux silencieux ° Puis regarde-moi bien dans les yeux ° Tout ce monde à rendre heureux». En fin pédagogue, Vigneault invite aussi les gens à chanter, «Qu’il est difficile d’aimer», «Gens du pays»…, le récital devenant pro-actif.

 

«La danse à Saint-Dilon» soulève l’enthousiasme, on en redemande toujours en voyant ce grand escogriffe qui gigue avec des airs de mouette. Ce public de la Révolution tranquille n’a pas noté non plus dans cette chanson endiablée la peine de Thérèse qui «s’ennuie de Jean-Louis, son amour et son ami», ni celle de Charlie qui «s’est fait mettre en pacage ° Par moins fin mais plus beau que lui». Et quand le poète chante son pays, c’est d’abord et avant tout son village, ce «Natashquan» que Gilbert Bécaud va mettre en musique, ce lieu presque moyenâgeux où le vent s’appelle Fanfan, la neige, Marie-Ange, le soleil, Gaillard, la pluie, Dameline («Le temps qu’il fait sur mon pays»). À un monde nouveau qui ferraille, trime, change et se libère, Gilles Vigneault affirme la pérennité des choses et leur constante évanescence. Ainsi, sa chanson «C’est le temps» d’écouter la marée, les oiseaux «Tant qu’il reste de l’air dans l’air ° Tant qu’il reste de l’eau dans l’eau» ne prendra vraiment son sens pour le destinataire que lorsque l’écologie sera devenue une préoccupation (ou une mode).

 

En fait, Gilles Vigneault, il faut le dire, sait tromper son monde. Il n’est pas sûr que l’on perçoive l’homme hanté par le passage de la vie sous l’allure de ce gai luron. D’ailleurs, le violon de Gaston Rochon, indissociable de sa première manière, fait souvent oublier la mélancolie de beaucoup de ses chansons. «Tout l’monde est malheureux» se chante sur un rythme enthousiaste. Et les chansons des spectacles font alterner la rêverie des chansons à couplets seulement («Quand vous mourrez de nos amours», «Ballade de l’été», «Petite gloire pauvre fortune») et la rêverie des chansons à refrains («L’air du voyageur», «Les corbeaux»). Aussi, n’est-il pas étonnant que le poète dans sa chanson si simple mais très profonde, «Les gens de mon pays», avoue: «Je vous entends rêver». La version musicale de Pierre di Pasquale (Au doux milieu de nous, le Gilles Vigneault de Fabienne Thibault) a su rendre la prise en charge collective de cette chanson qui va des «Douces voix attendries ° Des amours de village» à la débâcle d’un pays redevenu lieu de liberté, évoquée par la rentrée de l’orgue dans la dernière strophe. Cette chanson, d’ailleurs, constitue une véritable poétique, hommage aux siens : «II n’est coin de la terre ° Où je ne vous entende ° II n’est coin de ma vie ° À l’abri de vos bruits». Mais notons-le aussi, ces bruits sont essentiellement ruraux et maritimes (4e couplet).

 

Dans un monde qui change et vite, l’univers de Vigneault reste «Le voyage immobile» (titre de photographies de Birgit sur Natashquan) qui l’emporte sur tout, celui d’un recoin de pays où «Quatre maisons font un village», dans «un siècle sans âge» («Le temps qu’il fait sur mon pays»). Reçu comme un poète du pays québécois, Vigneault l’est avant tout du sien, Natashquan, dans la coïncidence du nôtre. Il est avant toutes choses le poète des vieux mots («Avec les vieux mots»), l’amant du langage qui tente de dire l’angoisse de l’homme. Avec les «Coffres d’automne» et «L’homme», le poète humaniste parle surtout et essentiellement de la fuite du temps, le thème le plus fréquenté de la poésie lyrique et qui le fait rester seul. Il cherche dans le vaste horizon «Un lac, un arbre, une maison ° Pour [lui] rappeler les visages ° Du temps des anciennes saisons» («Petite gloire pauvre fortune»). Sa chanson, avec sa musique évocatrice du vent qui tremble, — et il faut saluer Gaston Rochon qui l’a si bien rendu comme un poète de l’espace — rejoint ses contemporains qui finiront malgré tout par l’oublier, l’air de rien, dans leur mémoire intermittente. Pendant toute la décennie qui suit le référendum de 1980, c’est la France, dure à conquérir mais fidèle, qui le recevra comme un poète sonorisé majeur.

 

Vigneault lui-même l’avoue: citadin malgré lui, il a trouvé dans la ville son illusion d’optique. Sa «Complainte» de 1968 reste, parmi de si nombreuses, l’une des belles chansons qui l’expriment tout entier: «À vous parler de mon village ° J’avais vu la ville à l’envers ° Une île à tort et à travers ° A plus de ports et plus de plages ° Et l’eau et l’air ° Et le partage des nuages». C’est l’homme qui «En voulant tromper (sa) fatigue ° L’ennui, la peur, la nuit, le froid» a «chaussé d’un pied maladroit ° Le soulier vivant de la gigue», celui-là, philosophe et grand seigneur, qui déplore la victoire de l’or, de l’argent, du plomb faisant «toujours les mêmes trous ° Dans les hommes longs à recoudre» et qui s’en remet, dans le mythe, «Entre le serpent et la pomme», à ceux qu’il a tenté de nommer: «Mes yeux fermés ° Reconnaîtront naître des Hommes».

 

Pour plus d’information

 

*Tiré de Vues du Québec, un guide culturel, sous la direction d’Aurélien Boivin, Chantale Gingras et Steve Laflamme, Québec, Les Publications Québec français, 2008, p. 133-138
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