Romans scolaires et espaces nationaux 19e-20e siècles
Le tour de la nation par des enfants. Romans scolaires et espaces nationaux 19e-20e siècles/Patrick Cabanel. Paris, Belin, « Histoire de l’éducation », octobre 2007, 875 p., 38 €
Ce livre a pour ambition de croiser trois grands domaines de recherche : l’histoire culturelle (autour du livre, de la lecture, de l’imaginaire) ; l’histoire de l’école et de ses contenus ; l’histoire de la nation et du nationalisme. Il a pris pour objet un type très spécifique de manuel, le “ livre de lecture courante ”, véritable roman scolaire destiné à instruire tout en divertissant. Plus précisément, ont été retenus les livres qui proposaient aux écoliers de faire le tour de leur nation, au sens le plus encyclopédique et le plus identitaire du mot : une circulation géographique, en suivant des héros de leur âge sur les routes du pays et de la vie ; une visite du Panthéon des héros et martyrs de la nation ; une réflexion sur son histoire, ses victoires et aussi ses défaites, ses paysages, sa langue, ses valeurs, ses diversités et son unité, son rapport au reste du monde. On entre dans un formidable atelier, celui-là même dans lequel se sont fabriquées les nations au XIXe siècle : qu’est-ce qu’être Français ? Italien ? Espagnol ? Suédois ? Mexicain ? Canadien ? Etc .
Ces livres ont été vendus à des centaines de milliers et parfois à des millions d’exemplaires (7,5 millions pour Le Tour de la France par deux enfants, de G. Bruno, entre 1877 et 1914, un million de plus jusqu’à nos jours). Leur lecture a d’abord été, le plus souvent, collective, effectuée à haute voix au sein des classes ; ils ont fourni le prétexte à d’innombrables exercices, devoirs et examens ; ils n’en ont pas moins fait rêver les enfants, comme des livres de contes. À la longue, de génération en génération, ils sont devenus de véritables lieux de mémoire des nations, qu’il s’agisse du Tour de la France par deux enfants, de Giannetto (Parravicini, 1837), Giannettiono (Collodi, 1877) et Cuore (De Amicis, 1886) pour l’Italie, du Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (1906-1907) ou des différents Libro de España parus au cours de la première moitié du XXe siècle. Sait-on assez que Collodi, l’auteur de Pinocchio, a d’abord publié un très important Viaggio per l’Italia di Giannettino (Voyage à travers l’Italie de Giannettino) du nom d’un petit héros récurrent dans ses manuels ? Et que Selma Lagerlöf, l’auteur du principal livre de lecture suédois (Nils Holgersson) est prix Nobel de littérature 1909, tandis que Tolstoï n’a pas craint de consacrer de longs mois de travail à la rédaction d’un livre de lecture pour toutes les écoles de Russie, et qu’il a réussi dans son pari ? En France, le Sans famille de Hector Malot (1878) est tout proche de la recette du Tour de la France par deux enfants.
Publié en 1930, 422 p. Cet ouvrage en forme de tour de la France s’inspirait directement, et en reconnaissant sa dette, du Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (Selma Lagerlöf, 1906-1907).Crédit : Patrick Cabanel |
Certains de ces livres ont été traduits dans le monde entier : bien qu’ils aient été conçus pour répondre à des programmes nationaux, ils comportaient suffisamment d’universalisme dans leurs aventures et leur apprentissage de la vie pour franchir les frontières. Leurs traductions ont toutefois été souvent infidèles, et il est précieux de noter ce qui a été « oublié ». Ainsi Cuore, pourtant jugé trop peu catholique par l’Église italienne, a-t-il été sévèrement « laïcisé » dans sa traduction pour la France (mais beaucoup moins dans une autre traduction en français, à destination de la Suisse), alors que la version française de Nils Holgersson a purement et simplement supprimé plusieurs chapitres animaliers qui faisaient du chef-d’œuvre suédois un roman “ écologique ” avant la lettre. Fort différent, à cet égard, des Livres de la jungle de Kipling, ses contemporains ; les choses semblent s’être passées, en Grande-Bretagne, comme si le territoire proposé à l’exploration des jeunes lecteurs était situé au-delà des mers, qu’il s’agît de l’île de Robinson Crusoé ou de l’Inde coloniale. Quant au Tour de la France par deux enfants, trop étroitement lié à un territoire littéralement « arpenté » par les héros, il n’était guère traduisible, mais parfaitement transposable : en Espagne, au Mexique, au Canada, ses recettes ont été étroitement imitées, y compris par des religieux enseignants, les maristes, exilés de France au moment des lois anticongréganistes de 1901-1904. Aux États-Unis, c’est le Suisse Rodolphe Töpffer, l’auteur des célèbres Voyages en zigzag, qui est explisupment pris pour modèle : il s’agit de former les futures élites du pays en leur donnant à s’approprier, par l’effort physique et la reconnaissance historique et géographique, le territoire de la nation.
L’ouvrage pose les cadres généraux d’une réflexion sur les liens entre le “ tour ” (y compris celui des anciens rois et des compagnons), le livre (à partir des Aventures de Télémaque de Fénelon) et la nation moderne (Première partie). Il offre ensuite l’étude la plus exhaustive possible du best-seller absolu et presque éponyme, Le Tour de la France par deux enfants, sans négliger la quarantaine d’ouvrages comparables qui l’ont précédé (dès les années 1820, avec le célèbre Simon de Nantua, de Jussieu) puis sont venus lui faire concurrence, chacun avec sa sensibilité (il y a des tours de la France revanchards, pacifistes, solidaristes, féminins, catholiques…). Ce sont autant de tableaux de la France qui surgissent de ces manuels oubliés. Ont été pris en compte également les livres de lecture proposant au public métropolitain la découverte des prolongements coloniaux du territoire national, de l’Algérie mise en jardin au Québec, voire à l’Inde, perdus ; de rares tentatives visent la clientèle scolaire « indigène », en Martinique comme en Afrique occidentale française (Deuxième partie). L’ouvrage invite enfin à feuilleter une partie des livres et des nations d’Europe, à partir des magnifiques exemples italien et espagnol et en allant jusqu’aux confins scandinave et russe, sans négliger ni la Suisse de Töpffer ni les exportations du modèle européen en Amérique du nord et du sud (Troisième partie). S’il ne s’agit évidemment que de travaux exploratoires, la richesse de l’édition scolaire italienne et de l’historiographie qu’elle a suscitée a permis de faire des ouvrages de Parravicini, Collodi et De Amicis l’autre pilier de l’étude, après les 400 pages consacrées au monde français. En guise de conclusion, on trouvera une double réflexion, sur la continuation des tours de la nation à travers… les tours cyclistes (Tour de France, Giro, Vuelta) et sur leur élargissement possible à un tour de l’Europe.
Patrick Cabanel
Université de Toulouse