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Rouen au temps des migrations des Filles du Roy Splendeur et misère d’une capitale provinciale

Rouen au temps des migrations des Filles du Roy
Splendeur et misère d’une capitale provinciale

Par Gérard Hurpin
Maître de conférences Histoire moderne
Université de Picardie Jules Verne

La période de prospérité
Au XVIIe siècle, Rouen était la troisième ville de France, derrière Paris et Lyon. Sans contredit, la capitale de la Normandie tenait une place très élevée sur l’échiquier européen de quelque point de vue qu’on l’envisage : démographique, économique et culturel ; cela seul suffirait à expliquer qu’elle n’ait pu se tenir à l’écart du grand mouvement de conquête et d’exploration des nouveaux mondes. Les exploits de Cavelier de La Salle, explorateur rouennais de la vallée du Mississipi, en témoignent, mais son épopée ne doit pas faire oublier que des personnages de plus modeste envergure tentèrent, eux aussi, « l’aventure américaine ». Les recherches de M. Charbonneau ont montré que, de 1608 à 1679, quelque 500 personnes quittèrent le territoire de l’actuel département de la Seine-Maritime pour s’établir au Canada 1; parmi elles, des « Filles du Roy ».

Au sujet de ces migrations « seinomarines 2 », nous avons un document capital ; il provient de Colbert lui-même. Il s’agit d’une lettre écrite le 27 février 1670 par ce ministre à l’archevêque de Rouen, François de Harlay de Champvallon. Il se plaignait que les filles tirées de l’hôpital général de Rouen pour s’établir en Nouvelle-France n’avaient pas été assez robustes pour résister au climat de ce pays. Il lui demandait de presser les curés des paroisses aux environs de Rouen de solliciter le départ d’une cinquantaine de jeunes villageoises acceptant de passer dans le Nouveau Monde sous la conduite du sieur Guenet, marchand de Rouen 3. Les travaux des généalogistes viennent confirmer les renseignements contenus dans ce texte.

Lorsqu’un pays est capable de supporter l’exode pacifique de certains de ses habitants, c’est bien évidemment qu’il est en état de trop-plein ; mais comment interpréter les raisons de cet excédent ? Est-ce une suite de la détresse ? Est-ce ce que l’on appelle une migration de misère ? Est-ce au contraire le signe d’une forte vitalité démographique ? ou encore l’expression d’une force psychologique incoercible qui contraint certains êtres, quand les temps y sont favorables, à ne pas se contenter d’un horizon trop étroit et à satisfaire par un départ définitif le goût de la nouveauté et de l’aventure ?

Expansion : tel est le maître mot qui guidera notre propos. Cette forme d’expansion démographique et « civilisationnelle » que manifeste le départ des Filles du Roy doit être rapprochée de celle de la ville de Rouen à l’époque considérée, c’est-à-dire le XVIIe siècle pris dans son ensemble.

C’était un temps de dilatation générale de l’Occident, mais à cette notion d’expansion, il faut apporter un correctif : lorsque commença en 1661 l’administration de Colbert, que l’on peut considérer comme l’un des principaux initiateurs du mouvement qui nous intéresse, cette expansion perdit de sa vigueur tout comme la croissance économique de Rouen. Elle nécessitait pour se soutenir le concours de la puissance d’État.

Pour nous faire une idée de ce qu’était cette ville au milieu du XVIIe siècle, nous avons à notre disposition un très beau plan de 1655, celui de Jacques Gomboust. Au plan proprement dit, ce cartographe a ajouté sur la planche, entre autres ornements, deux vues de Rouen : l’une prise du septentrion (du Mont-Fortin) ; l’autre, de l’orient (de la colline Sainte-Catherine).

Au nord de la Seine, la ville, ses très nombreuses églises et ses bâtiments officiels étaient enserrés par de vieilles murailles dont le tracé est celui des actuels boulevards ; au sud du fleuve (quartier Saint-Sever), l’espace était loin d’être vraiment urbanisé : quelques couvents (dominicaines cloîtrées dites « Emmurées 4 », religieux de Grandmont), de vastes jardins d’agrément, des promenades publiques, enfin : le mail et le cours d’initiatives récentes.

Une vue de Rouen vers 1630, œuvre de Claude de Jongh, tableau conservé au musée des Beaux-Arts de Rouen 5, complète le plan de Gomboust ; il n’a qu’un défaut : le peintre donne une vue exagérément statique de la ville alors qu’elle devait être très animée, forte de 80 000 habitants, ce qui dans l’Europe du temps était exceptionnel. À remarquer sur ce tableau : le pont de pierre, reliant les rives de la Seine, est rompu. La ville, industrieuse pourtant, était hors d’état de le faire réparer et dut se contenter de l’établissement d’un pont de bateaux. Ce pis-aller doit à lui seul nous inquiéter au sujet de l’état des finances municipales, reflet d’une situation économique générale plutôt déprimée à partir de 1630.

Un document un peu tardif, il est vrai, nous apprend que cette ville comptait 112 métiers-jurés 6 (ce que l’on appelle improprement des corporations). Toutes les activités artisanales et pré-industrielles de ce temps-là étaient représentées à Rouen Les plus importantes étaient liées à la production et au commerce des tissus. On estimait à 700 les maîtres-toiliers qui donnaient de l’ouvrage à 3500 ouvriers ; à 600 les marchands-drapiers réunis aux merciers 7 assistés de 400 compagnons. Ces chiffres tout à fait considérables laissent penser qu’à certains égards, Rouen était restée alors une de ces villes drapantes comme l’Europe occidentale en a tant connu dès le milieu du Moyen Âge. On donne à imaginer l’animation qu’entraînait le débit de ces draps et de ces toiles autour de la halle aux toiles et dans la zone portuaire. Ainsi s’explique le nombre très élevé des cabaretiers-aubergistes estimé à 300 8.

Ce qui avait franchement changé depuis le XVIe siècle, ç’avaient été les directions du commerce. Le réseau d’influence économique rouennais avait alors pris une ampleur qui, sans exagération, faisait de cette place ? alors comme aujourd’hui, et l’on songe au commerce des blés ? un emporium mondial. Rouen n’avait cessé de participer à l’expansion européenne outre-mer sans que l’Amérique ait eu une place privilégiée dans ses échanges. D’autres espaces maritimes avaient attiré l’investissement maritime rouennais. Selon les recherches très approfondies de M. Levêque de Pontharouart dans les archives notariales où figurent des contrats maritimes, l’eldorado rouennais avait été au commencement du XVIe siècle non tant l’Amérique que le Maroc, mais les circonstances politiques de la fin de ce siècle avaient beaucoup favorisé Rouen et réorienté les directions de son commerce. La guerre d’indépendance des Provinces-Unies avait amené dès 1576 la ruine d’Anvers qui avait fait jusque là figure de capitale économique européenne 9. Une partie du trafic anversois s’était repliée à Rouen. La Hollande conquérait peu à peu l’écrasante prépondérance économique, maritime et militaire dont elle allait jouir au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle ; elle allait s’exercer sur presque toute l’Europe occidentale. Cela se vérifie parfaitement à Rouen où la direction de l’activité portuaire, dans la première moitié du XVIIe siècle, était tenue en dernière analyse par les correspondants de maisons de commerce néerlandaises 10.

Considérant la capitale de la Normandie du point de vue international, il ne faudrait pas non plus négliger la présence d’Espagnols, très visible à la fin du XVIe siècle. Même si ce chapitre est pour le moment encore obscur et n’a été abordé que sous l’angle culturel et religieux, on a lieu de supposer que des négociants de cette nation débitaient les laines brutes de leur pays dans des comptoirs qu’ils avaient établis à Rouen 11. Certains firent souche dans la région et furent connus sous les noms de Civille, de Saldagne et de Quintanadoine où l’on reconnaît du premier coup d’œil les anthroponymes espagnols de Sevilla, Saldaña et Quintanadueñas. Ces familles étaient venues à Rouen pour leur négoce ; elles ouvrirent encore un peu plus aux Rouennais les horizons des espaces hispaniques, européens et américains. Ces marchands eurent d’ailleurs bientôt fait de se fondre dans la noblesse de robe et, ajoutons-le, d’abreuver la spiritualité normande à la source du mysticisme florissant de leur pays d’origine. Il y eut parmi eux des marranes. On tient pour certain que Pierre Corneille a appris l’espagnol de M. de Chalon, donné comme membre de cette communauté juive ou judaïsante 12.

Cela prouve, à mon avis, l’intensité des échanges commerciaux et des transferts culturels dont Rouen avait été le nœud tout en gardant un puissant substratum pré-industriel accompagné ? on s’en doute, et l’affaire est de conséquence ? d’un prolétariat qu’on appela au XVIIIe siècle « les purins de Rouen », concentré dans l’énorme paroisse Saint-Maclou, sur les rives du Robec où se pressaient trente-trois ateliers de tanneries. C’était, à l’est de la ville, non loin de la Maresquerie où devait s’établir l’hôpital général, un vrai foyer de misère.

Rouen s’essoufle
Pour encadrer une telle masse de population, si diverse et si hétérogène, la ville était administrée par un grand nombre de magistrats dont les plus influents, et de loin, appartenaient à ce que l’on appelait des cours souveraines : le parlement, la chambre des comptes de Normandie, la cour des aides qui connaissait le contentieux fiscal de toute la province, le bureau des finances des trésoriers de France. Il s’y ajoutait de très nombreuses juridictions subalternes : bailliage, vicomté, vicomté de l’eau, juridiction consulaire et plusieurs justices seigneuriales. Le parlement de Rouen avait de loin le pas sur toutes les autres cours de justice. Il se composait de 108 officiers résidant souvent dans les quartiers aristocratiques de l’ouest dans de très beaux hôtels. Il avait juridiction sur toute la Normandie et siégeait dans l’actuel palais de justice. Il avait subi de cuisants échecs politiques qui eurent des suites néfastes à son influence régionale et par suite au dynamisme propre de la ville de Rouen. Qu’il soit permis de les rappeler pour mieux en saisir les conséquences le moment venu.

Depuis 1635, la France, dirigée par Louis XIII et le cardinal de Richelieu, était entrée en guerre contre l’Espagne et l’empire allemand. Pour soutenir un tel conflit, le gouvernement central exigeait sans cesse de la population des efforts inouïs. La monarchie taxa très lourdement la Normandie, province réputée riche ? sans doute à juste titre ? mais la pression fiscale fut portée à un tel point que des émeutes connues sous le nom de révolte des Nu-Pieds agitèrent toutes nos contrées en 1639. Rouen donna le signal de la révolte en haute Normandie. L’émeute commença par les avoués et leurs clercs, puis par les drapiers et les teinturiers suivis par les rentiers qui craignaient la banqueroute de l’État et la perte de leurs créances.

Le parlement, chargé traditionnellement du maintien de l’ordre, ferma d’abord les yeux sur les désordres; quand il eut pris conscience de sa légèreté, il était trop tard, l’émeute était maîtresse de la ville. Richelieu confia la répression des troubles au colonel Gassion et le châtiment des révoltés au chancelier Séguier. Des exécutions eurent lieu ; des personnes compromises dans les troubles gagnèrent l’Angleterre pour échapper aux galères royales si ce n’est à la corde. Les corps constitués furent dissous provisoirement. En punition de sa révolte, Rouen fut soumis à l’amende exorbitante d’un million quatre vingt-cinq mille livres.

Un peu moins de dix ans plus tard, la province fut l’un des théâtres de cette espèce de guerre folle : la Fronde. L’un des chefs de cette révolte nobiliaire était le gouverneur de la province, le duc de Longueville, grand bailli de Rouen. Quand la Fronde se fut achevée dans une débâcle complète, la situation de Rouen était sérieusement compromise. La main pesante, mais pacificatrice de l’absolutisme, s’abattit sur toute la Normandie par l’intermédiaire de ses agents les plus zélés, les intendants, administrateurs nommés et révoqués par le roi, étrangers aux intérêts de coteries qui discréditaient l’ancienne administration. Ce furent des agents brutaux et sourcilleux mais d’une efficacité incomparable : bref, des technocrates, là où avait prévalu jusque là l’administration par les magistrats. Dès février 1650, au nom du tout jeune Louis XIV, le gouvernement central établit comme intendant de Rouen M. de Miromesnil qui y avait déjà exercé les mêmes fonctions concurremment avec Claude Paris et Étienne Pascal, père du philosophe. L’impulsion venait désormais de Paris. Rouen jouissait des bienfaits du retour de l’ordre certes ; mais l’initiative des politiques publiques échappait désormais pour une part à ses notables qui l’avaient jusque-là détenue.

Ira-t-on jusqu’à dire que la vie municipale s’étiolait ? Laissons parler ses responsables, les échevins qui rendaient compte de leur administration tous les trois ans. Sans prétendre établir le total des charges pesant sur la ville, arrêtons-nous aux plus pesantes obligations fiscales telles que les échevins les exposaient. Selon eux, Rouen devait verser de 40 000 écus (environ 120 000 livres 13) destinés à la maison de la reine. La France étant constamment en guerre depuis 1635, il incombait à cette ville de fournir les vêtements des fantassins du roi, ce qui était estimé à 20 000 livres. Les frais de logement des gens de guerre en quartier d’hiver (il n’existait pas alors de casernes) s’élevaient annuellement à 42 000 livres. Il s’y ajoutait des charges exceptionnelles lorsque les campagnes militaires devenaient particulièrement onéreuses lors d’un siège comme ceux d’Arras (1654) et de Valenciennes (1656) ; un effort supplémentaire de 20 000 livres était alors exigé.

La nature même de la constitution monarchique mettait la ville dans l’obligation d’organiser des réjouissances publiques dans toutes les circonstances où la gloire du monarque, la continuité de la dynastie et la stabilité de l’État étaient en cause ; ce fut le cas  à l’occasion du sacre du roi (1654), de la célébration des victoires de ses armes, de la paix avec l’Angleterre (9 décembre 1655), de l’exaltation du pape Alexandre VII (1655), du mariage de Louis XIV (1659) et de la naissance du dauphin. Ces dépenses extraordinaires grevaient le budget des équipements collectifs qu’il fallait sacrifier. Il est vrai que les gens du temps ne concevaient pas forcément l’emploi des deniers publics du point de vue utilitaire qui est maintenant le nôtre : le spectacle de la gloire et la splendeur, le répit que les fêtes apportaient, venaient rompre la monotonie des vies grises des populations et l’on ne pouvait concevoir de ville sans une succession de fêtes religieuses et civiles. Cela avait sans doute au moins autant de prix que l’utile. C’est ainsi que Rouen devait remettre à plus tard les réparations d’installations pourtant indispensables à la vie même de ses habitants. Une des fontaines publiques, celle de Saint-Léger amenant l’eau de consommation, s’était tarie faute d’entretien de certaines canalisations. Les fossés n’étaient pas ou mal curés ; toutes sortes d’ordures les comblaient peu à peu aggravant ainsi le risque de peste qui éclata bien des fois sous forme épidémique jusqu’ en 1668. Les murailles de la ville ? c’était d’ailleurs le fait d’en être ceint qui définissait l’espace urbain ? étaient échancrées de brèches par lesquelles passaient vagabonds et contrebandiers. Ces ouvertures, suites de la négligence et de l’impécuniosité, présentaient des dangers certains pour la sécurité publique. En effet, le pays fut constamment en guerre de 1635 à 1659 : un coup de main audacieux de l’ennemi pouvait mettre Rouen en sa puissance 14. Quant à l’introduction de marchandises de contrebande, c’était autant de perdu pour les caisses des octrois.

Ne pouvant financer tous les grands travaux d’infrastructure, les échevins paraient au plus pressé : sauver ce qui pouvait l’être des équipements portuaires et commerciaux. Ils firent consolider et repaver le quai et procédèrent sur la rive sud du fleuve à la réfection du talus et de la chaussée des Emmurées. On répara les halles, « les plus belles de France » disait-on, et l’on fit refaire les ponts enjambant la rivière du Robec dont les eaux arrosaient les quartiers les plus populeux et les plus industrieux vers l’est de la ville. L’essentiel des dépenses était consacré à l’entretien du pont de bateaux qui avait remplacé le pont de pierre dont l’une des arches s’était effondrée depuis longtemps.

La dette courante de la ville de Rouen était estimée à 90 000 livres, la contraignant à l’augmentation des droits d’entrée des marchandises pénétrant dans la cité. Cette élévation n’allait pas de soi ; il fallait en obtenir l’autorisation royale. Les droits que percevait la vicomté de l’eau 15 sur le trafic fluvial furent augmentés ainsi que les octrois sur les cires et les sucres ; si la charge était onéreuse, somme toute, Rouen se tirait avantageusement de cette affaire alors que les octrois de toutes les autres villes de la Normandie avaient été doublés dans le même temps 16. Ces exorbitantes augmentations d’impôts durent vraisemblablement ralentir le mouvement commercial et freiner la consommation populaire. Vers 1660, les finances municipales étaient arrivées à un tel point de délabrement que les échevins durent prendre sur leurs deniers personnels pour parer aux dépenses les plus urgentes de la ville 17.

Le pouvoir central, constatant ces inextricables embarras, les attribua à l’incurie et à l’impéritie des autorités municipales dont il rogna peu à peu les pouvoirs jusqu’à ce que, par un lent mais constant processus centralisateur, l’édit de 1692 eut complètement étouffé les très anciennes libertés des villes et eut fait des fonctions de maires de simples offices transmissibles et vénaux.

Il est vrai que les forces institutionnelles d’encadrement semblaient débordées depuis 1645 environ par la montée de la pauvreté, inséparable de la présence d’un important prolétariat, sensible à tous les aléas d’une conjoncture économique plutôt défavorable et de circonstances politiques intérieures franchement désastreuses lors même que la France multipliait ses victoires, tant sur ses frontières que sur le territoire des ennemis, espagnols et impériaux.

L’impossibilité de régler la lancinante question de la pauvreté avait sans doute contribué à l’affaiblissement du pouvoir municipal. En vain a-t-on cherché une date précise où le public changea d’attitude envers les pauvres. Les chronologies s’enchevêtrent et les faits repérables vont à l’encontre de ce que les textes normatifs énoncent… de là les bévues de Foucault et de ses émules qui n’ont guère le sens du document et ont bâti des « modèles » sur des stocks documentaires manifestement insuffisants d’où l’on écartait avec soin tout ce qui aurait pu aller à l’encontre de la « théorie ».

Il est vrai que la réglementation rouennaise concernant les pauvres se précipita à partir de 1645 et cette tendance persista jusqu’en 1661, comme si les forces d’encadrement avaient été débordées par une certaine forme de montée de la pauvreté pendant cette quinzaine d’années 18. Le 17 décembre 1645 le bureau des pauvres – institution municipale – publia une ordonnance en forme de règlement touchant l’instruction, la nourriture et l’entretien des filles indigentes de sept à dix-sept ans menacées par les périls où les exposait la mendicité de leurs parents. Il était disposé que ces filles seraient enfermées et instruites dans la maison et enclos de la Maresquerie « et qui a esté fait exprès pour renfermer les pauvres ». (C’était l’endroit même d’où, selon Colbert dans le texte dont on a fait mention ci-dessus, on avait tiré des jeunes filles fragiles pour les conduire au Canada). Cette réclusion aurait lieu à partir de Pâques 1646. Les jeunes filles devraient y être instruites de leurs devoirs religieux, y apprendre un métier et, du produit de leur travail, se former un pécule. S’il restait des places disponibles, on admettrait à la demande des parents, les filles d’ouvriers pauvres. Cette seule clause laisse songeur devant l’interprétation qu’on donne, à la suite de Foucault, de cette affaire de « renfermement » qui a fait florès dans les années 70 où l’on faisait si abusivement servir « les sciences humaines » à des causes militantes. Si ces maisons avaient été les bagnes que la doxa « historiquement correcte » contraint d’y voir ? d’ailleurs par une cascade d’anachronismes manifestes ? comment expliquer qu’en cas de besoin, les nécessiteux se fussent précipités à leur porte ?

Si l’on en juge par le règlement du 1er mai 1646, l’ordinaire des pensionnaires, pour n’être pas somptueux, n’était pas, sur le papier tout au moins, inférieur à ce que demandent les besoins élémentaires de la nutrition : 750 grammes de pain par jour, 100 g. de viande de bœuf, un potage au dîner, un œuf et une pomme et quelques mesures de bière. Les pensionnaires étaient assurés du service mensuel de chirurgiens.

En 1654, les garçons furent admis au logis de la Maresquerie. Des collectes où les notables furent requis d’ouvrir généreusement leurs bourses permettaient d’ouvrir des ateliers de terrassements pour donner un salaire minimum aux hommes et aux garçons en cas de crise économique et de chômage.

En contrepartie de cette réglementation, il était entendu que les nécessiteux étrangers à la ville seraient chassés avec la dernière sévérité, sauf cas très particuliers (pèlerins véritables munis d’une attestation de leur évêque, étrangers victimes de circonstances extraordinaires, comme les Britanniques chassés par la guerre civile). On peut simplement se demander si cette mesure a été sérieusement appliquée dans une ville dont les murs étaient percés de brèches… Toute cette réglementation fut reprise dans l’arrêt du parlement de Rouen du 23 avril 1654 où l’on voit le véritable acte de fondation du système de secours rouennais d’Ancien Régime. Il s’y ajoutait un effort de scolarisation qui peut paraître bien timide, mais ce sont souvent par de faibles commencements que prennent consistance les fondations les plus durables. Un chanoine établissait, par acte du 10 septembre 1658, deux écoles de pauvres chargées de leur enseigner la doctrine chrétienne, la lecture et l’écriture.

À la fin du XVIIe siècle, l’historien Masseville estimait que l’hôpital de Rouen nourrissait plus de deux mille pauvres et que la dépense s’y élevait à plus de cent mille francs chaque année 19.

On assistait donc, dans ces décennies cruciales du milieu du XVIIe siècle, à une prise de conscience anxieuse par les notables de ce que l’on appela deux cents ans plus tard « la question sociale » ou encore « l’extension du paupérisme ». À la vérité, l’ampleur de la vague de misère du milieu du XVIIe siècle a dû prendre de court les milieux dirigeants de la ville qui, pour éviter son extension indéfinie, durent faire appel aux forces d’un absolutisme en plein essor lors de la prise du pouvoir par Louis XIV en 1661. C’est sous un tel signe qu’il faut placer l’intéressante expérience des Filles du Roy : ce que la ville, à bout de souffle, ne put faire, le roi l’exécuta dans une brillante opération qui tenait un peu de ce que nous appelons « la communication ». Au roi, la charge de cinquante jeunes rouennaises, à la ville…le reste…

La remise en ordre absolutiste
Fixer son attention trop longtemps sur la misère sociale fausse la représentation qu’on peut se faire de cette vaste société qu’on appelle « une ville ». Misère et splendeur y coexistent, mais dans des rapports qui varient avec le temps. La justesse de notre esquisse exige que l’on s’attache à ce qui continuait de faire de Rouen une très grande ville de France.

Sur le plan de Gomboust, mentionné plus haut, figure une discrète mention : « maison de M. de Corneille ». Repoussons l’idée de ramener le génie aux circonstances qui l’ont vu naître, se former et grandir, mais l’on ne peut s’empêcher de penser que si Rouen n’avait été la deuxième ou troisième ville du royaume, si elle n’avait été le lieu de commerce des idées autant que des biens, le poète l’aurait fui dès ses jeunes années. Or, il n’en fut rien. Il ne s’installa définitivement à Paris qu’en 1662, à cinquante-six ans. Bourgeois obscur qui ne dut son élévation qu’à son génie, admettons qu’il eut une dette envers sa ville où régnait une forte effervescence « culturelle » au temps de sa jeunesse, à tout le moins 20. En 1658, Molière et sa troupe se produisirent à Rouen, dans un jeu de paume aménagé en théâtre durant l’été ; cette ville fut la dernière étape avant la sédentarisation du grand comique à Paris. Ce fut lors du passage de la troupe de Molière à Rouen que Pierre Corneille écrivit l’épître et les célèbres  stances à Marquise Duparc, l’une des plus belles des comédiennes de son temps.

Les deux frères, Pierre et Thomas Corneille, avaient été instruits au collège des jésuites, somme toute de création récente : 1593. Cet établissement comptait deux mille élèves peu de temps après sa fondation. Plus tard, pour les hautes études théologiques et la formation de futurs prêtres, M. de Harlay, archevêque, fit venir les pères de l’Oratoire en 1641. On donne à penser le nombre de bons lettrés que tous ces religieux formaient tout au moins dans la bourgeoisie et dans la noblesse 21.

La réforme catholique, consécutive au concile de Trente, avait amené l’établissement dans la ville de Rouen de nouvelles communautés de religieux : jésuites, oratoriens déjà mentionnés, mais aussi feuillants, récollets, minimes et capucins ; de religieuses : carmélites et de bénédictines du Saint-Sacrement dont la mystique Catherine de Bar. La ferveur religieuse catholique se manifestait par les œuvres de la charité certes, mais il nous faut aussi prendre en compte le grand souffle artistique qui accompagna cette « invasion mystique ». À la question : « Au XVIIe siècle, les peintres occupèrent-ils à Rouen une place importante ? », M. Denis Lavalle répond : « Tout concourut à la leur donner : une clientèle aisée et érudite, un milieu artistique organisé et aux solides traditions, un lien toujours maintenu avec Paris 22. » En effet, le nombre d’artistes peintres était si considérable dans la capitale normande qu’ils se constituèrent en confrérie de Saint-Luc en 1662. L’exposition « La peinture d’inspiration religieuse à Rouen au temps de Pierre Corneille » (1984) a permis à MM. François Bergot et Pierre Rosenberg d’isoler un foyer de création pictural rouennais actif depuis les derniers feux du maniérisme, avec le mystérieux Saint-Igny, jusqu’au pur classicisme de Jouvenet. On n’aura garde d’oublier l’élégant Nicolas Colombel, artiste dans la pure tradition de Poussin, né à Sotteville-lès-Rouen en 1644, mort à Paris en 1717, dont une exposition du musée des Beaux-Arts de Rouen a retracé la carrière en 2012. On pourrait allonger la liste de ces peintres actifs dans ce foyer rouennais ; on y placerait  Daniel Hallé (1614-1675), Pierre Le Tellier, Adrien Sacquépée… La plupart de ces maîtres travaillèrent principalement pour les maisons religieuses qui firent ainsi preuve d’un mécénat très averti.

La ville fut aussi redevable à ces religieux d’un vigoureux essor intellectuel, tardif, à la vérité, en comparaison de certaines villes comme Caen. Les ecclésiastiques y tinrent une place d’honneur si l’on excepte le très érudit magistrat Bigot de Monville dont on consulte toujours les savants écrits. Le chapitre cathédral de Rouen ouvrit sa bibliothèque aux savants vers 1650 et, sous l’impulsion de la réforme de Saint-Maur, les bénédictins de Saint-Ouen confièrent à Dom Pommeraye vers 1660 la rédaction de l’histoire de leur abbaye à laquelle il ajouta celle de la cathédrale et des conciles de Rouen dans d’imposants volumes in-folio. La première histoire méthodique de Rouen est due à François Farin ; elle parut en 1668 23. Il est donc indiscutable que l’action de l’Église avait permis dans une très large mesure ce bouillonnement. Le magistère moral et intellectuel des religieux et des dévots suscitait par réaction des libres penseurs et des poètes libertins : « le plaisant abbé de Bois-Robert » et « le gros Saint-Amand », ce Falstaff normand, pilier des bouges rouennais. À l’autre extrémité de l’éventail des sensibilités et des mentalités, Rouen, plutôt vers la fin du siècle, nourrit un foyer de jansénisme, ce rigorisme catholique. Cette doctrine, ou plutôt cette manière de vivre le catholicisme, avait eu pour promoteur dans la région le magistrat Thomas du Fossé, étroitement lié à Port-Royal. La figure la plus haute du jansénisme rouennais pourrait bien avoir été celle du prêtre Nicolas Le Tourneux (1640-1686), né d’une famille pauvre de la paroisse Saint-Vivien, plus tard vicaire de Saint-Étienne-des-Tonneliers qui s’était fait quelque temps instituteur d’enfants pauvres. Du libertinage de rabelaisiens tardifs à l’austérité sublime des jansénistes : telles étaient les couleurs extrêmes de ce qu’on aurait appelé jadis « le portrait moral » d’une ville.

Rouen conservait une avance certaine dans la production et le commerce du livre, ce media majeur des temps modernes. C’était au XVIIe siècle le troisième centre d’impression de la France ; c’était aussi un foyer du commerce international du livre où parvenaient des impressions des Pays-Bas, d’Allemagne rhénane et d’Angleterre. Cependant, vers 1660, les heures de grande gloire et d’expansion conquérante de la librairie rouennaise étaient déjà loin : où était le temps d’un grand éditeur comme Raphaël Du Petit Val 24 ? Les trente ans qui vont de 1670 à 1700 virent une crise de la production et du commerce des livres. En effet, la librairie fut l’objet de règlements qui entravèrent la production, le commerce et l’importation d’imprimés. Rouen résista et s’adapta à ces nouvelles dispositions en contournant, fût-ce par la fraude, ce qu’elles avaient d’excessivement rigoureux, mais une résistance n’est jamais vraiment un élan. De grandes maisons subsistèrent pourtant : Berthelin, Maurry, Machuel, Cailloué, Viret, Besongne, Lucas, Lallemant, Oursel, Behourt, Dumesnil, et Vaultier, mais elles étaient sur la défensive et ne parvenaient plus à tenir leur rang que par d’habiles procédés de consolidation, grâce aussi à l’existence d’un clientèle captive  comme celle des cours de justice et des ecclésiastiques, tous grands consommateurs de papier imprimé. L’édition rouennaise vécut en partie désormais de la production de livres prohibés portant mention trompeuse d’une impression étrangère. Elle demeura aussi l’intermédiaire culturel clandestin entre la France et l’Europe du nord, majoritairement protestante et désormais à la pointe des audaces intellectuelles ; mais, répétons-le, Rouen n’y participa plus que clandestinement.

Reprenant notre question du commencement : quelle était la physionomie de Rouen au moment des départs des Filles du Roy, période qui coïncide à très peu près à la prise du pouvoir par Louis XIV, en 1661 ? ? Les réponses qu’on peut apporter à cette question sont simples.

Conclusion
Rouen est la deuxième ou troisième ville du royaume. À considérer les choses dans leur grande masse, elle demeure la grande ville drapante qu’elle n’avait cessé d’être depuis cinq siècles. Elle est et restera l’avant-port de Paris, la fortune de l’une et l’autre villes étant indissolublement liée par le trafic de la Seine. Après une très longue période de prospérité à tous points de vue, que l’on pourrait appeler : « l’ère Pierre Corneille », Rouen s’essouffle. La politique générale n’est pas étrangère à ce ralentissement. La création de l’État absolutiste par Richelieu et de ses successeurs eut un prix très élevé que Rouen et la Normandie, contrée réputée riche, ont dû payer au prix fort : stagnation de l’investissement public et privé, étouffement des libertés provinciales, mise sous surveillance des élites régionales, contraction spirituelle et culturelle et, jusqu’à un point que l’on ne saurait préciser, exacerbation de la pauvreté. La contrepartie de la remise en ordre absolutiste n’est pas mince cependant : moins exubérante, moins créative, la capitale rouennaise, placée désormais sous la conduite ferme d’intendants de justice, police et finances nommés et révoqués par le roi, profitait d’un ordre et d’une régularité que le foisonnement baroque du premier XVIIe siècle ne lui avait pas permis de connaître. Les Filles du Roy en furent indiscutablement les bénéficiaires.

 

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Notes

1. H. Charbonneau et al., Naissance d’une population. Les Français établis au Canada au XVIIe siècle, INED, Presses universitaires de Montréal, PUF, 1987.
2. Néologisme : « relatif au département de la Seine-Maritime ».
3. Lettres, instructions et mémoires de Colbert éditées par Pierre Clément, Paris, 1861-1882, t. III, 2e partie, p. 476.
4. Il y avait sur ces terres basses un couvent de dominicaines cloîtrées que le peuple appelait « Emmurées ».
5. Cette œuvre est reproduite dans Philippe Priol, Pierre Corneille en son temps, Archives départementales de la Seine-Maritime, s.d. [2006]. Ce livre contient une photographie de la gravure de Rouen par Merian (vers 1620) et des détails du plan de Gomboust, difficile à photographier utilement dans son intégralité.
6. Gérard Hurpin, L’intendance de Rouen en 1698, Paris, 1985, p. 291-293. Le document date de 1727.
7. Merciers s’entend des marchands en général.
8. Le document présente une difficulté de lecture ; on pourrait lire 700 à la place de 300 ; 700 me paraît exagéré.
9. Une grande partie des travaux de M. Levêque de Pontharouart reste malheureusement inédite et demeure à l’état de manuscrits.
10. Ed. van Birma, « Quelques remarques sur les relations commerciales du passé entre Rouen et la Hollande », Congrès du millénaire de la Normandie (911-1911) ? Compte rendu des travaux, Rouen, 1912, p. 79-101. Le grand vaisseau qui figure sur le tableau de de Jongh bat fièrement pavillon hollandais.
11. Arlette Doublet, Catalogue du fonds ancien espagnol et portugais de la bibliothèque municipale de Rouen, 1479-1700, Presses universitaires de Rouen, s. d. [1970].
12. Préface de Raymond Marcus au livre précédemment cité, p. 10.
13. On n’a aucun moyen de comparer la valeur de l’argent aux époques anciennes et à la nôtre. Pour s’en faire une idée, on admettra que l’ouvrier gagnait 10 sous par jour, soit la moitié d’une livre. Cela suffira à se représenter l’énormité des charges qui pesaient sur Rouen et par suite les rigueurs fiscales du milieu du XVIIe siècle.
14. Les attaques de ville par surprise devenaient rares au XVIIe siècle. Cependant, en 1673, des conspirateurs faillirent se rendre maîtres de Quillebeuf, sur l’estuaire de la Seine en pleine guerre de Hollande.
15. La vicomté de l’eau de Rouen avait juridiction sur la Seine et sur les marchandises apportées par ce fleuve.
16. Comptes rendus des échevins de Rouen (1409-1701), édition de J. Félix, Rouen, 1890, t. II, p. 193.
17. Ibid., p. 233.
18. Dans les développements qui suivent, je me trouve en complète concordance de vues avec la contribution du professeur Hecketsweiler. J’aurais volontiers retranché les lignes que je consacre ici au traitement de la pauvreté si cette suppression n’avait pas nui à la cohérence de mon propos. Les textes les plus importants sur ce sujet ont été publiés par le docteur G. Panel, Documents concernant les pauvres de Rouen, Rouen, Société de l’Histoire de Normandie, Rouen et Paris, 1917-1919, 3 tomes.
19. Cité dans Gérard Hurpin, L’intendance de Rouen en 1698, Paris, 1985, p. 39.
20. On a souvent mentionné que la Normandie avait produit au XVIIe siècle  un nombre exceptionnel d’écrivains.
21. Sur ce point, il faut combattre un préjugé trop souvent répandu : jésuites et oratoriens n’avaient nullement l’intention de réserver l’enseignement humaniste à une étroite frange favorisée par l’argent ou la naissance. L’impossibilité économique de dispenser cet enseignement à toutes les classes de la société fut la seule cause de cette « sélection » de fait et non de principe.
22. La peinture d’inspiration religieuse à Rouen au temps de Pierre Corneille, Rouen, 1984, p. 46.
23. Thomas Joille, La naissance d’une histoire locale : l’historiographie rouennaise de la fin de l’humanisme à l’aube des Lumières, mémoire de maîtrise sous la direction de MM. Gallet et Hurpin, Université de Picardie Jules-Verne, 1998-1999. Travaill très prometteur qui mériterait publication.
24. Jean-Dominique Mellot, L’édition rouennaise et ses marchés (vers 1600-vers 1730), Paris, 1998.
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