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Tocqueville et Beaumont, deux Français au Bas-Canada, 21 août – 3 septembre 1831

Tocqueville et Beaumont, deux Français au Bas-Canada
21 août 3 septembre 1831

 

par Jean-Louis Benoît,
agrégé de l’Université,
docteur ès Lettres,
professeur des Classes Préparatoires aux Grandes Écoles*

 
Lorsque Tocqueville et Beaumont quittèrent la France, en avril 1831, pour un voyage dont le motif officiel était d’étudier le système pénitentiaire des Etats-Unis, ils n’avaient nulle intention de se rendre au Canada. Pour eux, comme pour l’opinion commune de leurs compatriotes, les colons français du Québec avaient dû se trouver intégrés, bien ou mal, au sein de la population anglaise et la vieille souche française avait dû sinon disparaître, du moins perdre son identité.

Au début de leur séjour à New York, ils se rendirent à l’évêché où ils rencontrèrent le grand vicaire, un abbé irlandais qui avait été élevé en France, John Powers, qui, connaissant leur désir  d’aller à Détroit et de voir les chutes du Niagara, leur conseilla de pousser leur incursion jusqu’au Canada où il avait exercé son ministère, leur expliquant que la population d’origine française s’était non seulement maintenue mais largement accrue depuis le traité de 1763 (…) et constituait un peuple à part, fier de son identité et de ses origines. Il leur donna également (…) des lettres de recommandation qui leur permettraient de rencontrer des interlocuteurs pertinents. Ainsi, dès le 19 juin, six semaines après leur arrivée aux Etats-Unis, Beaumont et Tocqueville étaient décidés à se rendre au Bas-Canada pour voir ce qu’il était advenu de la Belle Province, lâchement abandonnée.

Les deux jeunes magistrats (…) tenaient un journal de voyage et adressaient une correspondance suivie à leurs familles qui nous sont  parvenus, même si nous ne disposons que d’une partie du journal de Beaumont. L’ensemble des textes ainsi constitué présente donc un grand intérêt, c’est un témoignage de première main de la situation  du Bas-Canada à une époque où les liens et relations avec la patrie originelle étaient quasi inexistants, à des rares exceptions près, en raison, notamment de la volonté anglaise qui allait jusqu’à refuser l’accès du pays à certains voyageurs.

La publication de l’ensemble des textes sera l’objet de trois numéros successifs de ce bulletin. Le premier sera consacré à la correspondance que Tocqueville adresse aux siens concernant le projet de voyage puis le séjour au Bas-Canada ; le second aux notes prises par Alexis dans ses carnets de voyage, selon sa pratique habituelle ; le troisième aux lettres et extraits du journal de Beaumont.

Les textes de Tocqueville ont déjà fait l’objet de plusieurs publications et sont même accessibles, en ligne, sur internet ainsi que des analyses et commentaires d’un grand intérêt. En revanche, les textes de Beaumont n’ont donné lieu qu’à une seule édition, en tirage limité et quasiment inaccessible aujourd’hui, d’où notre volonté de les mettre à la disposition des lecteurs.

Notre propos n’est donc pas de refaire ce qui a déjà été fait ni de proposer une lecture critique des textes pour envisager, analyser ou commenter l’exactitude des jugements, remarques et propos des deux voyageurs, mais de présenter leurs témoignages et jugements à l’état brut : ce qu’ils ont vu – ou cru voir – compris – ou cru comprendre – dans un voyage somme toute assez bref, devant une réalité perçue aussi par le prisme particulier des jugements et remarques de leurs interlocuteurs.

(…) Le lecteur pourra découvrir ces textes tels qu’ils ont été écrits, avec leurs forces et leurs faiblesses ; il ne s’agit donc ici que d’une correspondance non destinée à être publiée et de notes à l’état brut, contrairement à l’expérience étatsunienne où les mêmes éléments – par exemple la déportation des Indiens Chactas – ont fait l’objet de trois traitements successifs, dans les notes de voyage, la correspondance et la reprise dans le texte de La démocratie en Amérique.
Rien de tel ici.

Lorsque Tocqueville écrit à sa parentèle…

La correspondance de Tocqueville avec sa parentèle pendant ce voyage est pleine de charme parce qu’elle donnait lieu à un véritable rituel familial, une sorte de cérémonie épistolaire : les membres du groupe suivaient sur une carte l’itinéraire des voyageurs. Chaque lettre avait une double destination, individuelle et collective : la lecture était faite pour tout l’auditoire, mais son contenu ne  s’adressait exactement et précisément qu’au destinataire de nouvelles et de remarques particulières qu’il était chargé de retransmettre à l’ensemble du groupe1 : « Toutes les fois qu’une lettre (…) parvient à Paris , on convoque le ban et l’arrière-ban ; tout cela ne fait pas une grande assemblée ; mais au moins chacun y a la même opinion. On  lit, non pas tout d’un coup, mais tout doucement ; on vous suit sur la carte ; on commente vos démarches ; on jouit avec vous des beaux sites que vous décrivez »2

Louise de Tocqueville et son fils Edouard

Louise de Tocqueville et son fils Edouard
crédit : Jean-Louis Benoît.

Les lettres qu’Alexis adresse à Louise de Tocqueville révèlent l’attention et l’affection qu’il portait à une mère fragile et vulnérable.    

C’est à elle qu’il écrit la première et la plus longue lettre de sa correspondance américaine, évoquant les soucis matériels, les mille petits événements de la vie quotidienne, faisant le récit détaillé de la traversée et donnant ses premières impressions du nouveau monde. Elle était la destinataire privilégiée des impressions de voyage, de ce qui parle aux sens et au cœur : les paysages, les forêts américaines, les chutes du Niagara ; les misères des Indiens victimes de la déportation génocidaire du président Jackson.

Avec l’abbé Lesueur, Tocqueville évoque, le 7 septembre 1831, la situation des Canadiens français, leurs coutumes, leur attachement à leur langue et la force du rôle joué par le prêtre  dans le maintien de leur identité ; mais le vieux précepteur était déjà décédé au moment où Alexis écrivait la lettre3.

Avec sa belle-sœur Emilie, la tonalité est différente et relève du marivaudage ; il est même parfois plus leste quand il évoque la virilité des Indiens : « établis comme des cerfs », voire badin quand il parle des Américaines (des Etats-Unis) dépressives mais fidèles et considère ironiquement que ceci explique peut-être cela !
Avec son père et ses frères, il est davantage question de politique et d’institutions.

Les lettres canadiennes figurant ici permettront au lecteur de découvrir une partie du charme et de la diversité de cette correspondance : « Le Canada pique vivement notre curiosité. La nation française s’y est conservée intacte ; on y a des mœurs et on y parle la langue du siècle de Louis XIV…»

 

I Lettres de Tocqueville concernant le voyage et le séjour au Bas-Canada

Fragment d’une lettre de Tocqueville à sa mère, 19 juin 1831 dans laquelle il fait part  du projet de voyage au Canada qui n’avait pas été prévu initialement.

Nous comptons quitter New York à la fin du mois. Notre intention était d’abord d’aller à Boston, mais nous avons entièrement changé de plan. Au lieu de commencer par le Nord, nous allons nous avancer à l’Ouest jusqu’à une petite ville nommée Auburn, qui se trouve sur la carte un peu plus bas que le lac Ontario. Dans ce lieu se trouve la prison la plus remarquable des États-Unis. Nous resterons là une dizaine de jours, comme à Sing-Sing, puis nous irons voir la chute du Niagara, qui est tout près. Nous prendrons le bateau à vapeur du lac Ontario, qui nous conduira en deux jours à Québec. De là nous gagnerons très facilement Boston et reviendrons à New York. Ce voyage, qui paraît immense sur la carte, se fait avec une rapidité dont rien n’approche. C’est le voyage à la mode dans ce pays-ci, nous le ferons plus lentement parce que nous comptons nous arrêter à Albany, à Auburn, à Montréal et à Québec. Le Canada pique vivement notre curiosité. La nation française s’y est conservée intacte : on y a les mœurs et on y parle la langue du siècle de Louis XIV. C’est monsieur Powers, le grand vicaire de New York dont je crois vous avoir parlé, qui nous a surtout conseillé ce voyage. Il a habité longtemps le Canada et nous a offert des lettres de recommandation pour ce pays-là. M. Powers est un homme très aimable, qui a été élevé en France et parle le français presque aussi bien que sa langue. Il nous a dit sur les progrès que fait le catholicisme dans cette partie du monde des choses très intéressantes que je vous manderai une autre fois quand j’aurai plus de temps à moi. C’est lui en partie qui nous a fait changer notre premier plan, qui consistait à aller dans l’Ouest en automne4.

 

Lettre à son père, le 14 août 1831

 

Alexis de Tocqueville et son père

Alexis de Tocqueville et son père
crédit : Jean-Louis Benoît

Tocqueville et Beaumont modifient leur programme initial ; ils ne sont pas encore totalement en territoire canadien, mais à la frontière, comme l’explique Beaumont à son frère Achille : « Sainte-Marie a été fondée par les Français de même que tous les autres établissements européens qui se trouvent de ce même côté ; il faut observer que Sainte-Marie est sur la rive gauche du fleuve et que la rive droite [gauche] est celle du Canada qui autrefois appartenait à la France. Tout le monde à Sainte-Marie parle français».
Les deux voyageurs rencontrent, pour la première fois des citoyens appartenant à la vieille souche française.

Sur le lac Huron, 14 août 1831.
 

Dans la dernière lettre que j’écrivais à la maison, mon cher père, je vous disais que j’allais partir pour Buffalo, et de là me diriger vers Boston par le Canada. C’était, en effet, notre intention. Mais il était écrit, à ce qu’il paraît, que nous n’accomplirions pas nos projets. En allant porter nos lettres à la poste, nous avons appris qu’il venait d’arriver un grand vaisseau à vapeur, dont la destination était d’explorer rapidement tous les grands lacs, et de revenir ensuite à Buffalo : le tout bien commodément et en douze jours. Nous nous laissâmes tenter. Au lieu donc de partir le lendemain matin de Buffalo, comme nous le voulions, nous nous sommes embarqués pour le lac Supérieur : c’est-à-dire que nous avons ajouté à peu près quinze cents milles ou cinq cents lieues de France à notre plan originaire. (…)

 

Nous avons remonté rapidement le lac Saint-Clair et la rivière du même nom, et après avoir été arrêtés un jour à l’entrée du lac Huron par les vents contraires et le manque de bois, nous sommes entrés enfin dans cet immense lac, qui ressemble en tout à la mer, sinon que ses eaux sont d’une limpidité merveilleuse et laissent voir les objets à trente pieds de leur surface. Nous marchâmes deux jours et une nuit sur le lac Huron, faisant nos trois lieues à l’heure et ne pouvant en trouver la fin. Le matin du troisième jour nous découvrîmes pour la première fois un lieu habité par les blancs. C’est le Saut Sainte-Marie, situé sur la rivière du même nom, qui joint le lac Supérieur au lac Huron. Là nous jetâmes l’ancre et descendîmes à terre. L’immense étendue de côtes que nous venions de parcourir ne présente pas de points de vue remarquables. Ce sont des plaines couvertes de forêts. L’ensemble, cependant, produit une impression profonde et durable. Ce lac sans voiles, cette côte qui ne porte encore aucun vestige du passage de l’homme, cette éternelle forêt qui la borde: tout cela, je vous assure, n’est pas seulement grand en poésie. C’est le plus extraordinaire spec­tacle que j’aie vu dans ma vie. Ces lieux, qui ne forment encore qu’un immense désert, deviendront un des pays les plus riches et les plus puissants du monde. On peut l’affirmer sans être prophète. La nature a tout fait ici; une terre fertile, des débou­chés comme il n’y en a pas d’autres dans le monde. Rien ne manque que l’homme civilisé: et il est à la porte.

 

 

Le 15 août


Je reviens au Saut Sainte-Marie. En cet endroit, la rivière n’est plus navigable. Notre vaisseau s’arrêta: mais non pas nous. Les Indiens ont appris aux Européens à faire des canots d’écorce, que deux hommes portent sur leurs épaules. Je rapporte un peu de l’écorce avec laquelle ces embarcations sont faites. Vous penserez comme moi que celui qui le premier s’est embarqué là dedans était un hardi compère. Les sauva­ges font un canot de cette espèce en cinq jours de temps. C’est une chose effrayante à voir qu’une pareille coquille de noix lancée au milieu des récifs de la rivière Sainte-Marie et descendant les Rapides avec la vitesse d’une flèche. Le fait est cependant qu’il n’y a aucun danger, et je m’y suis trouvé plus d’une fois déjà avec des dames, sans que personne témoignât la moindre crainte. Dans la circonstance actuelle on mit les canots sur le dos des bateliers, et ayant gagné le dessus des Rapides, nous lançâmes nos embarcations et nous nous couchâmes au fond. Toute la population de Sainte-Marie est française. Ce sont de vieux Français gais et en train comme leurs pères et comme nous ne le sommes pas. Tout en conduisant nos canots, ils nous chantaient de vieux airs qui sont presque oubliés maintenant chez nous. Nous avons retrouvé ici le Français d’il y a un siècle, conservé comme une momie pour l’ins­truction de la génération actuelle.


Ayant remonté pendant près de trois lieues la rivière Sainte-Marie, nous nous fîmes descendre sur un promontoire qu’on nomme le cap aux Chênes. De là nous eûmes enfin le spectacle du lac Supérieur, se développant à perte de vue. Il n’existe encore aucun établissement sur ses rives, et les Rapides empêchent qu’aucun vaisseau ne l’ait encore traversé; ensuite… Mais si je raconte les choses en détail, je n’en finirai jamais; il faudrait vous écrire un volume, et le temps me presse. Après avoir conversé longtemps avec les Indiens qui habitent ce lieu, nous revînmes à notre bateau. De Sainte-Marie nous descendîmes à Michillimachinac, île située à l’entrée du lac Michigan. De là nous sommes allés à Green-Bay, qui est à soixante lieues plus bas dans le lac Michigan. Après avoir fait quelques excursions dans Fox-River (ou rivière du Renard) et tué quelque gibier, nous nous sommes remis en route et nous voici. Je ne crois pas qu’il existe en France une seule personne qui ait fait le même voyage. Les Canadiens nous ont assuré n’avoir jamais vu de Français. Si je pouvais jamais faire comprendre ce que j’ai vu et éprouvé dans le cours de cette rapide excursion, ce tableau pourrait avoir de l’intérêt. J’ai essayé de le faire et suis découragé. Les impressions se succèdent trop vite. Je n’aimerais à raconter ce que j’ai vu qu’au coin du feu…

 

 

17 août.
 

J’arrive à Buffalo. On m’assure qu’il y a encore des chances pour que ma lettre parte pour New York et y arrive à temps pour le paquebot. Je me hâte donc de la fermer, mais non sans vous embrasser bien fort.
Nous sommes bien près de votre fête, mon cher père. Soyez sûr qu’au moment où on vous la souhaitera, je serai de cœur avec vous.

 

 

 

Lettre à L’abbé Lesueur, le 7 septembre 1831

Château de Tocqueville

Château de Tocqueville
crédit : Jean-Louis Benoît

L’abbé Lesueur, né en 1771 ou 1772 avait été le précepteur d’Hervé de Tocqueville, père d’Alexis, et de ses deux frères aînés, puis de Tocqueville lui-même, auquel il vouait un amour quasi paternel. Alexis portait également une très profonde affection à ce vieil ecclésiastique si différent de lui, maistrien, antirévolutionnaire,  violemment hostile aux libéraux qu’il vouait aux gémonies. La suite des lettres de la correspondance américaine, qui évoquent le décès de l’abbé, en témoignent.

 

 

Albany, 7 septembre 1831.


Jugez du plaisir que j’ai éprouvé en arrivant ici, mon bon ami, lorsque j’ai trouvé un paquet de lettres contenant la correspondance du 20 et du 30 juin. J’étais extrê­mement inquiet des affaires publiques et de vous. Les lettres m’ont appris, en effet, que vous aviez été très souffrant et que vous l’étiez encore un peu au départ du courrier. Je grille maintenant de lire les lettres du 10 et du 20 juillet. Je sais qu’elles sont en Amérique. Mais on me les a envoyées à Boston, où nous serons dans deux jours. Ce n’est qu’arrivé là que je pourrai avoir les bulletins ultérieurs de votre santé.


Il me tarde bien, je vous assure, de les connaître. Je ne puis vous dire, mon bon ami, quel plaisir j’éprouve à me trouver enfin en communication réelle avec vous. Jusqu’à présent il n’y avait que l’un de nous deux qui parlait. Nous causons mainte­nant. Tous les détails qu’on me donne sur la manière dont a été reçue ma dernière lettre me font un plaisir extrême. Donnez-moi toujours beaucoup de particularités; ne craignez pas les petits riens. Ce sont de grandes choses à deux mille lieues…


Nous venons de faire une immense tournée dans l’ouest et le nord de l’Amérique. La dernière quinzaine a été consacrée à visiter le Canada. Lors de ma précédente lettre, je ne croyais pas faire ce voyage. Le manque de nouvelles politiques nous était devenu si insupportable, que nous comptions gagner Albany en droiture. Heureuse­ment nous avons appris en route des nouvelles de France, et nous avons cru pouvoir disposer encore de huit jours pour descendre le Saint-Laurent, Nous nous félicitons beaucoup maintenant d’avoir entrepris ce voyage. Le pays que nous venons de par­courir est, par lui-même, très pittoresque. Le Saint-Laurent est le plus vaste fleuve qui existe au monde. A Québec il est déjà très large: un peu plus bas, il a sept lieues d’un bord à l’autre, et il conserve la même largeur pendant cinquante lieues encore. Il prend alors quinze, vingt, trente lieues, et se perd enfin dans l’Océan. C’est comme qui dirait la Manche roulant dans l’intérieur des terres. Cet immense volume d’eau n’a rien du reste qui surprenne, lorsqu’on songe que le Saint-Laurent sert seul d’écoule­ment à tous les grands lacs, depuis le Supérieur jusqu’au lac Ontario. Ils se tiennent tous comme une grappe de raisin, et aboutissent enfin à la vallée du Canada.


Mais ce qui nous a intéressés le plus vivement au Canada, ce sont ses habitants. Je m’étonne que ce pays soit si inconnu en France. Il n’y a pas six mois, je croyais, com­me tout le monde, que le Canada était devenu complètement anglais. J’en étais toujours resté au relevé de 1763, qui n’en portait la population française qu’à 60,000 personnes. Mais depuis ce temps, le mouvement d’accroissement a été là aussi rapide qu’aux États-Unis, et aujourd’hui il y a dans la seule province du Bas-Canada 600,000 descendants de Français5. Je vous réponds qu’on ne peut leur contester leur origine. Ils sont aussi Français que vous et moi. Ils nous ressemblent même bien plus que les Américains des États-Unis ne ressemblent aux Anglais. Je ne puis vous exprimer quel plaisir nous avons éprouvé à nous retrouver au milieu de cette population. Nous nous sentions comme chez nous, et partout on nous recevait comme des compatriotes, enfants de la vieille France, comme ils l’appellent. A mon avis, l’épithète est mal choisie. La vieille France est au Canada, la nouvelle est chez nous. Nous avons retrouvé là, surtout dans les villages éloignés des villes, les anciennes habitudes, les anciennes mœurs françaises. Autour d’une église, surmontée du coq et de la croix fleurdelisée, se trouvent groupées les maisons du village: car le propriétaire canadien n’aime point à s’isoler sur sa terre comme l’Anglais ou l’Américain des États-Unis. Ces maisons sont bien bâties, solides au dehors, propres et soignées au dedans. Le paysan est riche et ne paye pas un denier d’impôt. Là se réunit quatre fois par jour, autour d’une table ronde, une famille composée de parents vigoureux et d’enfants gros et réjouis. On chante après souper quelque vieille chanson française, ou bien on raconte quelque vieille prouesse des premiers Français du Canada; quelques grands coups d’épée donnés du temps de Montcalm et des guerres avec les Anglais. Le dimanche on joue, on danse après les offices. Le curé lui-même prend part à la joie commune tant qu’elle ne dégénère pas en licence. Il est l’oracle du lieu, l’ami, le conseil de la population. Loin d’être accusé ici d’être le partisan du pouvoir, les Anglais le traitent de démagogue. Le fait est qu’il est le premier à résister à l’oppres­sion, et le peuple voit en lui son plus constant appui. Aussi les Canadiens sont-ils religieux par principe et par passion politique. Le clergé forme là la haute classe, non parce que les lois, mais parce que l’opinion et les mœurs le placent à la tête de la société. J’ai vu plusieurs de ces ecclésiastiques: et je suis resté convaincu que ce sont, en effet, les gens les plus distingués du pays. Ils ressemblent beaucoup à nos vieux curés français. Ce sont, en général, des hommes gais, aimables et bien élevés.


Ne serait-on pas vraiment tenté de croire que le caractère national d’un peuple dépend plus du sang dont il est sorti que des institutions politiques ou de la nature du pays ? Voilà des Français mêlés depuis quatre-vingts ans à une population anglaise; soumis aux lois de l’Angleterre, plus séparés de la mère patrie que s’ils habitaient aux antipodes. Eh bien ! Ce sont encore des Français trait pour trait; non pas seulement les vieux, mais tous, jusqu’au bambin qui fait tourner sa toupie. Comme nous, ils sont vifs, alertes, intelligents, railleurs, emportés, grands parleurs et fort difficiles à conduire quand leurs passions sont allumées. Ils sont guerriers par excellence et aiment le bruit plus que l’argent. A côté, et nés comme eux dans le pays, se trouvent des Anglais flegmatiques et logiciens comme aux bords de la Tamise; hommes à précédents, qui veulent qu’on établisse la majeure avant de songer à passer à la mineure; gens sages qui pensent que la guerre est le plus grand fléau de la race humaine, mais qui la feraient cepen­dant aussi bien que d’autres, parce qu’ils ont calculé qu’il y a des choses plus difficiles à supporter que la mort.


Adieu, mon bon ami, je vous aime et vous embrasse du fond de mon cœur.
Il y a dans chaque doctrine religieuse une doctrine politique qui, par affinité, lui est jointe.


Ce point est incontestable en ce sens que là où rien ne contrarie cette tendance, elle se montre certainement. Mais il ne s’ensuit pas qu’on ne puisse séparer les doctrines religieuses de tous leurs effets politiques. On a vu au contraire dans presque tous les pays du monde les intérêts matériels opérer cette séparation. Les catholiques au Canada et aux États-Unis sont invariablement les soutiens du parti démocratique. S’ensuit-il que le catholicisme porte à l’esprit démocratique? Non. Mais ces catholiques-là sont pauvres et viennent presque tous d’un pays où l’aristo­cratie est protestante.

Lettre à sa belle-sœur Emilie, le 7 septembre 1831

Albany, ce 7 septembre 1831

Il est arrivé depuis que je suis en Amérique, chère petite sœur, le contraire de ce qui devrait avoir lieu; vous m’avez écrit souvent les lettres les plus aimables et les plus amusantes et moi, je ne vous ai encore répondu, je crois, que deux fois depuis mon départ de France. Je vous assure de bien bonne foi cependant que ce n’est pas ma faute si j’ai été inexact ; notre vie depuis deux mois surtout a été plus errante qu’on ne peut se l’imaginer. Et puis, tous les dix jours il fallait, bon gré mal gré, écrire une longue lettre à la maison pour donner signe de vie. Je voudrais bien cependant que mon inexactitude ne vous décourageât pas. Vos lettres me font un plaisir extrême ; elles sont pleines des témoignages d’une amitié qui m’est bien chère et bien précieuse. Il y a d’ailleurs une foule de petits détails de famille que vous seule savez  conter.

 

Château de Nacqueville

Château de Nacqueville
crédit : Jean-Louis Benoît

Enfin vous voilà donc à Nacqueville6 ; que Dieu en soit loué ! Il me grillait de vous savoir à Paris. On dit cependant que vous aviez fini par vous habituer à y vivre. Nos parents du moins me mandent que vous étiez engraissée et que vous aviez repris toutes vos belles couleurs habituelles. Je pense que tout cela ne va faire que s’accroître encore dans votre Normandie. Restez-y tant que vous pourrez, chère sœur ; c’est un conseil d’égoïste que je vous donne là, puisque moi-même je suis absent de Paris et ne perds rien à votre absence. Croyez cependant que c’est un bon conseil. Au reste, je vous sais décidée à le suivre, mais votre mari n’en dit peut-être pas autant et il se permet quelquefois d’avoir des volontés.
Je viens de faire un voyage immense dans l’intérieur des terres ; de proche en proche, et toujours entraînés par une bonne occasion, nous sommes enfin parvenus jusqu’au lac Supérieur, qui est situé à plus de quatre cents lieues de New York. Nous avons vu des millions d’arpents de bois où jamais on ne s’est avisé de porter la hache et force nations indiennes. À propos, savez-vous ce que c’est qu’Atala ou sa pareille, il faut que je vous en fasse la description pour que vous puissiez juger de sa ressemblance avec celle de monsieur de Ch7. Atala, c’est une Indienne de couleur café au lait fort foncé, dont les cheveux raides et luisants tombent comme des baguettes de tambour jusqu’au bas du dos. Elle a ordinairement un gros grand nez à peu près aquilin, une large bouche .innée de dents étincelantes et deux yeux noirs qui en plein jour ressemblent assez à ceux d’un chat pendant la nuit. Ne croyez pas qu’avec cette beauté naturelle elle néglige la parure. Point du tout. D’abord elle se fait autour des yeux une raie noire, puis au-dessous une belle raie rouge, puis une bleue, plus une verte, jusqu’à ce que sa figure ressemble à un arc-en-ciel. Alors elle suspend à ses oreilles une espèce de carillon chinois qui pèse une demi-livre. Celles qui sont les plus mondaines se passent de plus à travers les narines un grand anneau d’étain qui leur pend sur la bouche et fait le plus gracieux effet. Elles ajoutent encore un collier composé de larges plaques sur lesquelles sont gravés divers animaux sauvages. Leur vêtement consiste en une espèce de tunique de toile qui descend un peu plus bas que les genoux, elles se drapent ordinairement dans une couverture qui la nuit leur sert de lit. Vous n’êtes point encore au bout du portrait: la mode dans les forêts est d’avoir les pieds en dedans. Je ne sais si c’est plus contre nature que de les avoir en dehors, mais nos yeux européens ne s’habituent [que] difficilement à ce genre de beauté. Imaginez-vous que pour l’obtenir, l’Indienne se lie les pieds dès l’enfance. De telle sorte qu’à vingt ans, les deux pointes des pieds se trouvent vis-à-vis l’une de l’autre en marchant. Alors elle enlève tous les hommages et est réputée des plus fashionable. Tout ce que je sais, c’est que je ne voudrais pas remplir près d’elle le rôle de Chactas pour tout l’or du monde. Les Indiens, du reste, sont mieux que leurs femmes. Ce sont de grands gaillards, établis comme des cerfs et qui en ont l’agilité. Ils ont une charmante expression de figure quand ils sourient et ressemblent à des diables incarnés quand ils sont en colère. Nous en avons vu moins que nous n’aurions voulu ; mais les forêts se dépeuplent avec une incroyable rapidité. /Nous sommes revenus par le Canada ‘. Si jamais vous allez en Amérique, chère sœur, c’est là qu’il faut venir vous établir. Vous retrouverez vos chers Bas-Normands trait pour trait. Monsieur Gisles, madame Noël8, j’ai vu tous ces gens-là dans les rues de Québec, les beaux du pays ressemblent à vos cousins de la…, j’ai oublié le nom, c’est à s’y méprendre et les paysans nous ont assuré qu’ils n’avaient jamais besoin d’aller à la ville parce que c’étaient les « créatures » qui se chargeaient de tisser et de faire leurs habits.


Adieu, ma bonne et chère sœur, je vous prie de toujours compter dans quelque circonstance que ce soit sur ma plus vive amitié. Archives Tocqueville. Original.


Tocqueville et Beaumont ont pénétré le 21 août sur le territoire canadien ; ils l’ont quitté pour revenir à Albany le 5 septembre.

 

 

Lettre à Mme la comtesse de Grancey

De retour à New-York, Tocqueville écrit une longue lettre à sa cousine, la comtesse de Grancey, dans laquelle il évoque le décès de l’abbé Lesueur, le voyage américain et la découverte, inattendue du Canada et la survivance de la vieille souche de la colonie française, seul élément retenu ci-dessous…
 

À Madame La Comtesse De Grancey9

Buste Alexis de Tocqueville sur la place du village

Buste d’Alexis
de Tocqueville
sur la place du village
crédit : Jean-Louis Benoît
New York, 10 octobre 1831.
 

Nous sommes enfin arrivés à Buffalo, sur le bord des grands lacs, sans en avoir vu un seul. Le moyen de revenir en France sans rapporter dans sa tête son sauvage et sa forêt vierge! Il ne fallait point y songer. Le bonheur a voulu que précisément à cette époque un vaisseau à vapeur partit de Buffalo pour aller explorer l’entrée du lac Supérieur et les bords du lac Michigan. Nous nous sommes déterminés à saisir l’occasion, et nous voilà ajoutant un crochet de cinq cents lieues à notre voyage. Cette fois, du reste, nous avons été complètement satisfaits; nous avons parcouru des côtes immenses où les Blancs n’ont point encore abattu un seul arbre ; et nous avons visité un grand nombre de nations indiennes. J’espère un jour pouvoir vous raconter bien des épisodes de ce long voyage, mais aujourd’hui il faut me borner.


Ce sont de singuliers personnages que ces Indiens! Ils s’imaginent que quand un homme a une couverture pour se couvrir, des armes pour tuer du gibier et un beau ciel sur la tête, il n’a rien à demander de plus à la fortune. Tout ce qui tient aux recherches de notre civilisation, ils le méprisent profondément. Il est absolument impossible de les plier aux moindres de nos usages. Ce sont les êtres les plus orgueilleux de la création : ils sourient de pitié en voyant le soin que nous prenons de nous garantir de la fatigue et du mauvais temps; et il n’y en a pas un seul d’entre eux qui, roulé dans sa couverture au pied d’un arbre, ne se croie supérieur au président des États-Unis et au gouverneur du Canada. De tout mon attirail européen ils n’enviaient que mon fusil à deux coups; mais cette arme faisait sur leur esprit le même effet que le système pénitentiaire sur celui des Américains. Je me rappelle entre autres un vieux chef que nous rencontrâmes sur les bords du lac Supérieur, assis près de son feu dans l’immobilité qui convient à un homme de son rang. Je m’établis à côté de lui, et nous causâmes amicalement à l’aide d’un Canadien-français qui nous servait d’interprète. Il examina mon fusil, et remarqua qu’il n’était pas fait comme le sien. Je lui dis alors que mon fusil ne craignait pas la pluie et pouvait partir dans Peau; il refusa de me croire, mais je le tirai devant lui après l’avoir trempé dans un ruisseau qui était près de là. A cette vue, l’Indien témoigna l’admiration la plus profonde; il examina de nouveau l’arme, et me la rendit en disant avec emphase: « Les pères des Canadiens sont de grands guer­riers! » (…)


Quant aux Indiennes, je ne vous en dirai autre chose, sinon qu’il faut lire Atala avant de venir en Amérique. Pour qu’une femme indienne soit réputée parfaite, il faut qu’elle soit couleur chocolat, qu’elle ait de petits yeux qui ressemblent à ceux d’un chat sauvage, et une bouche raisonnablement fendue d’une oreille à l’autre10. (…)


Permettez-moi de vous réitérer l’assurance de ma bien vive et bien sincère amitié.

Lettre à son frère Hippolyte, le 26 novembre 183111

Hyppolite de Tocqueville

Hyppolite de Tocqueville
crédit : Jean-Louis Benoît 1

Où Tocqueville fait part à son frère aîné de ses vifs regrets devant la perte de cette Amérique du Nord qui aurait dû/pu être française…

À bord du Fourth of July, 26 novembre 1831.


Je commence cette lettre, mon bon ami, dans le bateau à vapeur qui nous conduit de Pittsburg à Cincinnati. Je ne la finirai et ne la daterai que dans quelques jours, quand je serai arrivé dans cette dernière ville. Nous naviguons en ce moment sur l’Ohio, qui, en cet endroit, est déjà large comme la Seine à Paris, et qui cependant, comme tu pourras le voir sur la carte, est encore bien loin de sa jonction avec le Mississipi.


Il roule en ce moment à travers les plus belles montagnes du monde. Le mal est qu’elles sont couvertes de neige. L’hiver nous a enfin atteints. Nous l’avons trouvé au milieu des Alleghanys, et il ne nous quitte plus. Mais nous le fuyons, et dans huit jours nous n’aurons plus rien à en craindre. Pittsburg est l’ancien fort Duquesne des Français, l’une des causes de la guerre de 1745. Les Français ont donné, en Amérique, la preuve d’un génie extraordinaire dans la manière dont ils avaient disposé leurs postes militaires. Alors que l’intérieur du continent de l’Amérique septentrionale était encore entièrement inconnu aux Européens, les Français ont établi, au milieu des déserts, depuis le Canada jusqu’à la Louisiane, une suite de petits forts qui, depuis que le pays est parfaitement exploré, ont été reconnus pour les meilleurs emplace­ments qu’on pût destiner à la fondation des villes les plus florissantes et les situations les plus heureuses pour attirer le commerce et commander la navigation des fleuves. Ici, comme en bien d’autres circonstances, nous avons travaillé pour les Anglais, et ceux-ci ont profité d’un vaste plan qu’ils n’avaient pas conçu. Si nous avions réussi, les colonies anglaises étaient enveloppées par un arc immense, dont Québec et la Nouvelle-Orléans formaient les deux extrémités. Pressés sur leurs derrières par les Français et leurs alliés les Indiens, les Américains des États-Unis ne se seraient pas révoltés contre la mère patrie. Ils le reconnaissent tous. Il n’y aurait pas eu de révo­lution d’Amérique, peut-être pas de révolution française, du moins dans les conditions où elle s’est accomplie.


Les Français d’Amérique avaient en eux tout ce qu’il fallait pour faire un grand peuple. Ils forment encore le plus beau rejeton de la famille européenne dans le nouveau monde. Mais, accablés par le nombre, ils devaient finir par succomber. Leur abandon est une des plus grandes ignominies de l’ignominieux règne de Louis XV.


Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le commerce, les em­plois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple conquis, partout où il n’a pas l’immense supériorité numérique, perd peu à peu ses mœurs, sa langue, son caractère national.
Aujourd’hui le sort en est jeté, toute l’Amérique du Nord parlera anglais. Mais n’es-tu pas frappé de l’impossibilité où sont les hommes de sentir la portée qu’aura un événement présent dans l’avenir, et le danger dans lequel ils sont toujours de s’affliger ou de se réjouir sans discernement? Lorsque la bataille des plaines d’Abraham, la mort de Montcalm et le honteux traité de 1763, mirent l’Angleterre en possession du Canada et d’un pays plus grand que l’Europe entière, et qui auparavant appartenait à la France, les Anglais se livrèrent à une joie presque extravagante. La nation, ni ses plus grands hommes, ne se doutaient guère alors que, par l’effet de cette conquête, les colonies n’ayant plus besoin de l’appui de la mère patrie, commenceraient à aspirer à l’indépendance : que, vingt ans après, cette indépendance serait signée, l’Angleterre entraînée dans une guerre désastreuse qui donnerait un énorme accroissement à sa dette; et que de cette manière se créerait sur le continent de l’Amérique une immense nation, son ennemie naturelle tout en parlant sa langue, et qui est certainement appelée à lui enlever l’empire de la mer.

30 novembre.
 

Nous arrivons à Cincinnati après un voyage que la neige et le froid ont rendu assez pénible.

 

 

Il faut joindre à ces lettres trois courts passages des carnets de voyage et un autre,  remarquable, tiré Quinze jours au désert, qui évoque la première rencontre des deux voyageurs avec des Canadiens et celle, fort singulière, d’un de ces métis, un Bois-brûlé, que Tocqueville prend d’abord pour un Indien mais qui parle avec l’accent des paysans normands et chante :

 

« Entre Paris et Saint-Denis
Il était une fille »…

Dans ce surprenant récit de voyage, Alexis explique comment étant arrivé à la « frontière », à l’extrémité du monde « civilisé » du moment il constate dans la clairière de Saguinaw Bay, l’existence de cinq groupes humains totalement différents : les Anglais et les Canadiens, les Indiens et les Bois-Brûlés, et un homme nouveau : le colon américain, en route vers l’Ouest et qui ne s’arrêtera que lorsqu’il aura atteint le Pacifique, après avoir exterminé la quasi-totalité de la population indienne12.   

 

 

15 jours au désert

Mr. Richard, curé catholique, est envoyé au Congrès par une population pro­testante.  Mr. Neilson, protestant, est  envoyé aux Communes du Canada par une population catholique. Ces faits prouvent-ils que la religion est mieux entendue ou que sa force s’épuise? Ils prouvent, je crois, l’un et l’autre13.

8 août. – Journée insignifiante passée sur l’eau. De temps en temps, à droite et à gauche, des terres basses couvertes de forêts.

9 août. – Arrivée à 8 heures du matin à Green Bay. Fort. Village sur le bord au milieu d’une prairie sur le bord d’une rivière. Village indien iroquois plus haut. Grand settlement. Nous ne savons que faire, je vais chasser seul. Rivière traversée à la nage. Canot. Herbes au fond de l’eau. Je me perds un moment, retourne au même endroit sans m’en douter. Après le dîner, pars avec un Anglais pour Ducks Creek: 4 milles. Nous remontons en canot un petit fleuve solitaire. Arrive à la maison d’une Indienne. Herbe. Bonne aventure. Nous revenons.

 

11 août. – Conversation avec un sauvage civilisé, habillé comme un de nos pay­sans. Parle bien l’anglais. Les sauvages aiment mieux les Français; ses idées sur la vie civilisée; espère que tous les Indiens s’y plieront. N’est pas chrétien. Religion des Indiens. Dieu, immortalité de l’âme. Le paradis indien. Obéir à ses commandements.
Journée monotone sur le lac.

12 août. – Arrivée à 11 heures à Machinac.
Sauvage pharo. Chapeau européen, plume noire autour. Cercle de fer blanc autour du haut. Trois plumes de voltigeur au sommet. Immenses boucles d’oreilles. Nez percé, un anneau dedans. Cravate noire. Blouse bleue. Grand collier composé de pla­ques de fer blanc avec des animaux graves, anneaux de fer blanc aux jambes, jarretières rouges avec une multitude de petites perles de verre. Mocassins brodés. Un manteau rouge avec lequel il se drape. Opinion d’un vieux Canadien qu’ils sont plus beaux dans leur costume sauvage, entièrement nus sauf les plumes à la ceinture et à la tête. Longs cheveux tressés souvent jusqu’aux pieds. Tout le corps peint. Chasse aux pigeons. Canadian pointer. Sermon de Mr. Mullon.

13 août. – Départ à 9 heures de Machinac. Rien d’intéressant dans le retour. Arrivé le dimanche 14 au soir à Détroit14.(…)

Au bout de quelques minutes un léger bruit se fit entendre et quelque chose s’approcha du rivage. C’était un canot indien long de dix pieds environ et formé d’un seul arbre. L’homme qui était accroupi au fond de cette fragile embarcation portait le costume et avait toute l’apparence d’un Indien. Il adressa la parole à nos guides qui à son commandement se hâtèrent d’enlever les selles de nos chevaux et de les disposer dans la pirogue. Comme je me préparais moi-même à y monter, le prétendu Indien s’avança vers moi, me plaça deux doigts sur l’épaule et me dit avec un accent normand qui me fit tressaillir: « N’allez pas trop vitement, y en a des fois ici qui s’y noyent. » Mon cheval m’aurait adressé la parole que je n’aurais pas, je crois, été plus surpris. J’envisageai celui qui m’avait parlé et dont la figure frappée des premiers rayons de la lune reluisait alors comme une boule de cuivre: « Qui êtes-vous donc, lui dis-je, le français semble être votre langue et vous avez l’air d’un Indien? » Il me répondit qu’il était un bois-brûlé, c’est-à-dire le fils d’un Canadien et d’une Indienne. J’aurai souvent occasion de parler de cette singulière race de métis qui couvre toutes les frontières du Canada et une partie de celles des États-Unis. Pour le moment je ne songeai qu’au plaisir de parler ma langue maternelle. Suivant les conseils de notre compatriote le sauvage, je m’assis au fond du canot et me tins aussi en équilibre qu’il m’était possible. Le cheval entra dans la rivière et se mit à la nage tandis que le Canadien poussait la nacelle de l’aviron, tout en chantant à demi voix sur un vieil air français le couplet suivant dont je ne saisis que les deux premiers vers:

 

Entre Paris et Saint-Denis
Il était une fille.

(…) A l’autre bord de la Saginaw, près des défrichements européens et pour ainsi dire sur les confins de l’ancien et du Nouveau Monde s’élève une cabane rustique plus commode que le wigwam du sauvage, plus grossière que la maison de l’homme poli­cé. C’est la demeure du métis. Lorsque nous nous présentâmes pour la première fois à la porte de cette hutte à demi civilisée, nous fûmes tout surpris d’entendre dans l’intérieur une voix douce qui psalmodiait sur un air indien les cantiques de la péni­tence. Nous nous arrêtâmes un moment pour écouter. Les modulations des sons étaient lentes et profondément mélancoliques; on reconnaissait aisément cette harmo­nie plaintive qui caractérise tous les chants de l’homme au désert. Nous entrâmes. Le maître était absent. Assise au milieu de l’appartement, les jambes croisées sur une natte, une jeune femme travaillait à faire des mocassins; du pied elle berçait un enfant dont le teint cuivré et les traits annonçaient la double origine. Cette femme était habillée comme une de nos paysannes, sinon que ses pieds étaient nus et que ses cheveux tombaient librement sur ses épaules. En nous apercevant elle se tut avec une sorte de crainte respectueuse. Nous lui demandâmes si elle était Française. « Non, répondit-elle en souriant. – Anglaise ? – Non plus, dit-elle; elle baissa les yeux et ajouta : Je ne suis qu’une sauvage. » Enfant de deux races, élevé dans l’usage de deux langues, nourri dans des croyances diverses et bercé dans des préjuges contraires, le métis forme un composé aussi inexplicable aux autres qu’à lui-même. Les images du monde lorsqu’elles viennent se réfléchir sur son cerveau grossier, ne lui apparaissent que comme un chaos inextricable dont son esprit ne saurait sortir. Fier de son origine européenne, il méprise le désert ; et pourtant il aime la liberté sauvage qui y règne. Il admire la civilisation et ne peut complètement se soumettre à son empire. Ses goûts sont en contradiction avec ses idées, ses opinions avec ses mœurs. Ne sachant comment se guider au jour incertain qui l’éclaire, son âme se débat péniblement dans les langes d’un doute universel. Il adopte des usages opposés; il prie à deux autels; il croit au Rédempteur du monde et aux amulettes du jongleur; et il arrive au bout de sa carrière sans avoir pu débrouiller le problème obscur de son existence.

Ainsi donc dans ce coin de terre ignoré du monde la main de Dieu avait déjà jeté les semences de nations diverses; déjà plusieurs races différentes, plusieurs peuples distincts se trouvent ici en présence15

Pour en savoir plus

La présentation que nous donnons ici est à la fois importante et restreinte, nous avons renoncé aux commentaires et analyses critiques et à des textes complémentaires que le lecteur a la possibilité de consulter en ligne sur le site de J-M. Tremblay auxquels il donne accès aux adresses qui suivent.

 

Le lecteur peut également se reporter à la biographie que j’ai fait paraître, en 2005, chez Bayard, à laquelle Simon Langlois se réfère dans son article : Tocqueville un sociologue au Bas-Canada : Tocqueville un destin paradoxal, Bayard, 2005, Paris.

 

*Jean-Louis BENOÎT, professeur agrégé, Docteur ès Lettres, est l’un des principaux spécialistes de Tocqueville.
Il a notamment publié :

  • Tome XIV des Etats-Unis de Tocqueville, Correspondance familiale, appareil critique, notes et introduction, éditions Gallimard, mai 1998, prix de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen, décembre 1998
  • Alexis de Tocqueville, Textes essentiels, Anthologie critique, éditions Pocket, collection Agora, Juin 2000, prix littéraire du Cotentin, novembre 2000
  • Tocqueville moraliste, Champion, collection Romantisme et Modernités, mai 2004
  • Comprendre Tocqueville, Armand Colin, collections Cursus, Août 2004
  • Alexis de Tocqueville, Textes économiques, Anthologie critique, – En collaboration avec Éric Keslassy – éditions Pocket, collection Agora, mars 2005
  • Tocqueville, un destin paradoxal, Bayard, collection Biographies, mai 2005
  • Tocqueville, notes sur le Coran et autres textes sur les religions, Bayard, février 2007

Les lecteurs peuvent consulter les conférences et communications de Jean-Louis Benoit sur les sites :

Co-organisateur de deux Colloques internationaux consacrés à Tocqueville :

  • 11-12 septembre 1990, Saint-Lô : – L’Actualité de Tocqueville
    Les actes du colloque ont été publiés dans les Cahiers de Philosophie Politique et Juridique de l’Université de Caen, N°19, 1991

 

 

Sources

 

  1. Voir à ce sujet la préface du tome XIV des Œuvres Complètes Gallimard (O.C.) qui analyse les mécanismes de cette « cérémonie épistolaire ».
  2. O.C. XIV, p. 25, lettre du 9 août 1829; la correspondance américaine expédiée par Alexis repose sur les mêmes modalités que celles qui sont présentées ici, dans une correspondance antérieure, lors d’un de ses voyages en Suisse.
  3. Tocqueville  apprit deux jours plus tard la mort de l’abbé Lesueur.
  4. O.C., XIV, p. 105.
  5. Ce sont là les chiffres donnés à Beaumont et Tocqueville par leurs interlocuteurs ; à d’autres moments, ils parleront de 900 000, voire d’un million de Canadiens. D’après Jacques Lacoursière, Histoire du Québec des origines à nos jours, un recensement de 1831, année du voyage de Tocqueville et Beaumont, indique une population de 583000 habitants, Canadiens, Anglais et émigrants compris, les Canadiens représentant les neuf dixièmes de l’ensemble de la population.
  6. Hippolyte de Tocqueville et sa femme Emilie restaurèrent le château de Nacqueville, dans le nord–ouest du Cotentin, propriété d’Emilie, le dotant d’un splendide parc à l’anglaise qu’on admire encore aujourd’hui.
  7. Chateaubriand.
  8. Monsieur Gisles était maire de Valognes sous la monarchie de Juillet. Peut-être madame Noël était-elle l’épouse de l’homme d’affaires de Cherbourg qui gérait une partie des biens de Tocqueville.
  9. Edition Beaumont, Nouvelle correspondance entièrement inédite, p. 69-77 ; les seuls passages concernant le Canada ont été retenus ici.
  10. La suite du portrait de l’Indienne reprend la description  faite dans la lettre précédente à Emilie.
  11. Edition Beaumont, Nouvelle correspondance entièrement inédite, p. 86 et suivantes.
  12. Pour Tocqueville, comme pour Beaumont, le génocide – bien que le terme ne fût pas encore inventé –  était absolument déterminé et décidé ; commencé par Jackson, il irait jusqu’à son terme : « Le jour où les Européens se seront établis sue les bords de l’océan Pacifique (la race indienne) aura cessé d’exister » (De la démocratie en Amérique, 1). Rappelons que la population indienne des Etats-Unis représentait de huit à douze millions d’individus lors de l’arrivée des premiers colons en Virginie, et qu’il n’en subsistait qu’environ deux cents mille au plus bas niveau de l’étiage, à la fin du XIXe siècle !
  13. O.C. V, 1, Voyages, pp. 231-232.
  14. O.C. V, 1, Voyages, pp. 176-177.
  15. Ibid. Quinze jours au désert, p. 379-380.
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