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Traverser l’Atlantique avec Champlain

Traverser l’Atlantique avec Champlain

 

par François Bellec
de l’Académie de marine

Lorsque l’Europe du Nord eut assimilé la science de la haute mer élaborée par les Portugais, les nations en réserve du Nouveau Monde prirent leur tour sur les routes des Indes orientales et occidentales. La crise religieuse qui levait sur la chrétienté un tourbillon de haines et de persécutions, et, d’autre part, la naissance d’une nouvelle économie de fourmilière firent la fortune d’Anvers puis d’Amsterdam. Alors, dominé par de puissantes compagnies de négoce conciliant les intérêts des investisseurs et des États, le 17e siècle fut le temps des marchands au long cours. La prééminence économique et les initiatives expansionnistes basculèrent définitivement des royaumes catholiques conservateurs du Sud, notre sphère culturelle originelle, aux nations protestantes libérales du Nord, aux Pays-Bas puis à l’Angleterre, et cette montée en puissance annonçait à terme que la France perdrait un jour le Canada.

L’état des lieux

La navigation hauturière occidentale est née en Atlantique dans les années 1460, quelque six siècles après son invention dans l’océan Indien et une trentaine d’années après que les Portugais aient rompu la barrière culturelle de la « mer des Ténèbres » en franchissant le cap Bojador en 1434. Obligés de tirer des bords contre les alizés du nord-est et l’harmattan lorsqu’ils rentraient du golfe de Guinée vers Lagos, ils avaient imaginé la première option météorologique: la volte vers les vents d’ouest soufflant à la latitude des Açores. Pour la première fois en Europe était apparu le risque de se perdre en haute mer, et donc, le besoin de faire le point.

La carte portulan et le compas magnétique, présents en Méditerranée depuis le 13e siècle, mais inutiles dans une petite mer fermée, étaient devenus nécessaires et vite insuffisants. La constatation que l’étoile Polaire qui indiquait déjà le nord matérialisait aussi le chemin parcouru vers le nord ou le sud avait fondé la navigation en latitude. Parce que l’étoile guide parcourait chaque jour un cercle de rotation d’un diamètre de 6 ° à l’époque – 2 ° maintenant -, il fallait moduler son observation. Le Regimento da Estrela do Norte, le « règlement de l’étoile Polaire » avait été la première table astronomique à l’intention des navigateurs, fondée sur la rotation des « gardes », des étoiles caractéristiques de la Grande ou de la Petite Ourse. Le quadrant de hauteur avait été le premier instrument de mesure à la disposition des navigateurs. Il était déjà utilisé par les Arabes et les Persans dans l’océan Indien pour le même usage. On avait commencé dès lors à naviguer « en latitude » en Atlantique.

Quand les Portugais avaient atteint l’équateur en 1471, plus d’un demi siècle après le début de leur entreprise d’ouvrir une route directe vers les Indes, la disparition de l’étoile Polaire avait obligé à imaginer une autre référence astronomique. Dans les dernières décennies du 15e siècle, les caravelles de découvertes avaient embarqué des astrolabes nautiques et les premières tables de déclinaison, les Regimentos do Sol. Spécifiquement conçu pour observer la culmination du soleil sans se brûler les yeux, l’instrument robuste et rustique n’avait aucun rapport avec l’astrolabe planisphérique, un instrument savant inutilisable à la mer. Il lui empruntait seulement son alidade, nécessaire au calage préliminaire de sa projection de la sphère céleste locale. C’est-à-dire la façon dont on voit le ciel étoilé en un lieu donné. La latitude par le soleil méridien fut le premier procédé universel de navigation astronomique de l’histoire de la navigation. Elle contribua à donner aux Européens une capacité d’expansion maritime mondiale sur des mers inconnues. L’arbalète ou arbalestrille, dérivée du bâton de Jacob des vieux arpenteurs, était apparue en mer en 1515. Elle transférait la référence pendulaire de l’astrolabe à une référence à l’horizon. L’arbalète fut sous le nom de Graadbog l’instrument préféré des Hollandais jusqu’au 18e siècle. Un nouvel instrument, le quartier de Davis ou Back-staff avait été décrit en 1595.

traverser champlain

Loch à plateau et sablier associé. Musée de la Marine, Paris.
Source : Wikipedia, l’encyclopédie libre

Au temps de Champlain, un Anglais anonyme avait inventé depuis quelques décennies le loch à ligne. Le premier ouvrage de navigation d’inspiration britannique originale A Regiment for the Sea de William Bourne, édité en 1574, décrivait pour la première fois le loch à plateau. Il consistait en un quadrant en bois grand comme une main, lesté le long d’un de ses côtés et amarré à un long filin par une patte d’oie favorisant sa flottaison en position verticale, pour s’opposer naturellement à l’entraînement quand on le jetait à la mer. La cordelette était graduée par des nœuds régulièrement espacés. Une facilité particulière était offerte par la proportionnalité de 1/120. En effet, si l’on stoppait la cordelette à la fin de l’écoulement d’une ampoulette de 30 secondes soit un cent vingtième d’heure, le nombre de nœuds filés pouvait donner directement la distance parcourue en une heure, si l’espacement des nœuds était égal au 1/120e de l’unité de distance. C’est pour cette raison pragmatique, qu’un navire file N nœuds, quand il parcourt N milles par heure. Resta à se disputer sur la longueur du mille et l’espacement des nœuds.

 

Le conservatisme des gens de mer

Suivant une constante de l’histoire de la navigation, les efforts faits en France et en Angleterre pour améliorer la navigation et sensibiliser les pilotes ne bousculèrent pas la navigation. Samuel Pepys exerça brillamment la charge de Secrétaire du Board of Admiralty de 1673 à 1679. Il releva la marine de Charles II et fonda en 1673 l’école de mathématiques de Christ’ s Hospital, car il estimait que la Navy avait d’abord besoin d’un enseignement poussé vers les mathématiques et la navigation, pour utiliser correctement les outils rendus disponibles depuis trois quarts de siècle. Dix ans plus tard, en 1683, en route pour Tanger avec l’escadre anglaise, Pepys demanda de faire établir l’estime par tous ceux qui étaient capables de la calculer. Les résultats dispersés en tous sens étaient tous erronés de plus de 25 lieues. Lors du voyage de retour, l’escadre reconnut le cap Lizard alors que l’on guettait la côte française. Pepys conclut d’abord que « la Providence, beaucoup de chance et l’immensité de la mer sont les uniques raisons pour lesquelles il n’y a pas plus de désastres et de mauvaises fortunes dans la navigation. » Il dénonça surtout les méfaits de la routine et du manque d’esprit critique des masters chargés de la navigation, parce qu’ils ne pensaient pas à recouper leurs observations, et ne tiraient pas parti des constations quotidiennes des erreurs évidentes et des inattentions coupables. « Mais dès que la terre est en vue, toute différence (entre l’estime et l’observation) est oubliée, ainsi que tout désir de tirer enseignement des faits. Au contraire, chacun fait tous ses efforts pour démontrer qu’il avait raison, sans penser qu’ils se retrouveraient tous dans le même embarras au même endroit. De là vient le fait que la science de la navigation est restée depuis si longtemps sans faire de progrès. »

La navigation au temps de Champlain

On oublie trop que Samuel Champlain était un marin confirmé. Pour donner une idée de la navigation en son temps, il suffit de l’écouter parler. On a prêté peu d’attention à l’époque à son Traité de la Marine et du devoir d’un bon mariner de la navigation annexé aux Voyages de la nouvelle France Occidentale dite Canada publiés en 1632. Et cette inattention perdure. Au point que lors de la réédition de ces voyages en 1951 par les PUF – un éditeur universitaire parmi les plus crédibles – sous le titre Les voyages de Samuel Champlain, on a coupé purement et simplement la partie technique de ce mémoire avec cette explication abrupte : « La suite du Traité est principalement consacrée à la confection des cartes et aux procédés pour faire le point. » Cela en dit long sur l’inattention héréditaire des Français aux choses de la navigation. Sur le plan historique, cette inattention est d’autant plus coupable que nos universitaires ont couvert de louanges imméritées la médiocre Hydrographie du Père Fournier publiée onze ans plus tard. Sans doute n’attendait-on pas Champlain sur ce chapitre et l’on a eu grand tort d’oublier sa formation maritime précoce et son sens aigu de l’observation. En tout cas, la lecture de son traité pragmatique rend insupportables la suffisance de salon et les âneries nautiques du Père Fournier.

Champlain ouvre ainsi son mémoire :
« Après avoir passé trente-huit ans de mon âge à faire plusieurs voyages sur mer & couru maints périls & hasards (desquels Dieu m’a préservé) & ayant toujours eu désir de voyager es lieux lointains & étrangers où je me suis grandement plu, principalement en ce qui dépendait de la navigation, apprenant tant par expérience que par instruction que j’ai reçue de plusieurs bons navigateurs, qu’au singulier plaisir que j’ai eu en la lecture des livres faits sur ce sujet, c’est ce qui a motivé, à la fin de mes découvertes de la nouvelle France Occidentale, pour mon contentement, de faire un petit traité intelligible & profitable à ceux qui s’en voudront servir. »

La première partie du Traité de la Marine prodigue au capitaine des recommandations sur l’ordre, la vigilance et le soin qu’il doit apporter en tout ce qui concerne la préparation et la tenue du navire, la conduite de son équipage et la sécurité du mouillage et de la navigation. Craindre Dieu tout d’abord, et le prier. Embarquer même un professionnel si possible : « Je lui conseille de mener avec lui un homme d’Eglise ou Religieux habile et capable. »

Les conseils en matière de navigation ont trait à la tenue de l’estime et à la façon de naviguer en latitude. La carte d’abord. Champlain insiste sur la nécessité d’avoir une carte exacte. « Il n’y a rien de si utile pour la navigation que la carte marine. » Elle était encore en projection « plate », c’est-à-dire qu’elle ne tenait pas compte de la convergence des méridiens aux pôles. Le canevas de Mercator, fondement de la cartographie moderne, était publié depuis 1569. La mappemonde Terrae Descriptio en projection de Mercator restait une curiosité. Le premier atlas nautique, le Neptune Français en projection « réduite », serait publié en 1693. Les marins sont conservateurs. Il fallait donc effectuer soi-même la réduction par le calcul ou par un artifice graphique. Champlain dit bien qu’il faut utiliser les cartes en « les réduisant du rond au plat, encore qu’il y ait quelque difficulté. » On utilisait pour cela des abaques ou Quartiers de réduction figurant dans tous les ouvrages nautiques. Quant aux cartes, le Spieghel der Zeevaerdt de Waghenaer avait été une révolution en 1584. La cartographie nautique hollandaise imprimée était traduite en français depuis 1590 (Le nouveau miroir des voiages marins). Le Spieghel ne couvrait pas l’Amérique et c’était un ouvrage décoratif coûteux, plus adapté aux bibliothèques des armateurs, des marchands et de la société éclairée, qu’aux tables à cartes des navires de commerce. Les cartes manuscrites héritées des portulans étaient, plus encore que les cartes imprimées, des documents rares et dispendieux. Plusieurs témoignages attestent l’absence de toute carte, document ou instrument, à l’exception des carnets traditionnels d’instructions de route et de sondes, à bord des caboteurs des mers nordiques dans la seconde moitié du 16e siècle. On pouvait très bien se construire soi-même un canevas pour traverser l’Atlantique et Champlain explique comment dresser une carte, sur la base de dix-sept lieues et demie par degré de latitude. C’était trop court mais c’était encore la donnée admise sur une Terre dont on appréciait mal les dimensions. On débattait beaucoup en Angleterre de la longueur du mille marin, mais il faudrait attendre le 18e siècle pour que l’on adopte en France vingt lieues comme étant la longueur convenable du mille.

Le compas de mer consistait depuis le 14e siècle en une rose des directions dite sèche, en papier, assujettie à une aiguille aimantée ou à un équipage de plusieurs aiguilles parallèles. On gouvernait encore par référence à 32 rhumbs de 11°15’, soit les 8 « vents entiers » tracés en noir (nord ou nord-est), les 8 « demi vents » (nord nord-est), et les 16 « quarts de vents » (nord-est quart nord). Posée librement sur la pointe de son pivot, la rose était équilibrée par de légers contrepoids en cire ou en plomb. L’ensemble était contenu dans une boîte en forme de cylindre ou de bol en bois tourné ou en métal non ferreux, généralement du laiton ou du cuivre, que l’on espérait exempt de particules de fer, ou d’une forme carrée en bois, qui s’était généralisée en France au milieu du 17e siècle. Les progrès techniques avaient porté sur les aiguilles, sur leur pivot, sur la matière et la forme de l’habitacle du compas. L’art du pilote était d’entretenir la force de l’aiguille en la « touchant » avec la pierre d’aimant. « Avoir une bonne pierre d’aimant, quoi qu’elle coûte. Oter tout le fer d’auprès les compas et boussoles car cela est grandement nuisible. » On avait remarqué sans la comprendre l’influence de masses ferreuses sur l’aiguille aimantée, mais les notions de déviation étaient encore très confuses. Quant à la déclinaison magnétique c’était une autre affaire. « N’oublier souvent à apprendre les déclinaisons en tous lieux de l’aguidément (Il aurait dû écrire la guide aimant, pour « l’aiguille aimantée»). La coexistence de la navigation magnétique et de la navigation astronomique entraînait une source de perplexité en raison des fortes anomalies magnétiques aux abords de Terre-Neuve. Il était difficile de corréler, dans l’Atlantique Nord, l’estime fausse déduite des compas fortement déviés, et d’autre part les observations astronomiques de latitude lors des atterrissages sur le Canada. En faisant route à travers l’Atlantique sans tenir compte de la variation de la déclinaison magnétique – ou sans s’en apercevoir – , l’estime des pilotes les mettait en un point plus bas en latitude qu’ils le croyaient puisque, en suivant un cap magnétique à l’ouest, ils faisaient en réalité une route vraie à deux quarts vers le sud-ouest aux abords de Terre-Neuve.

Restait encore à estimer la vitesse, pour calculer l’estime et « pointer» la carte comme on disait à l’époque. La pratique universelle très grossière consistait à mesurer le temps de défilement le long du bord d’un morceau de bois jeté par dessus bord à la proue, connaissant la longueur du navire. L’observateur récitait une formule scandée qu’il avait étalonnée à l’aide d’un sablier d’une minute ou de trente secondes. Le résultat était d’autant plus erroné que l’on allait vite. Soixante ans après sa description, Champlain est le premier navigateur français à avoir mentionné le loch à plateau, un instrument « qui m’a semblé fort sûr – disait-il – au respect des estimes que l’on fait ordinairement». Incertain sur sa vitesse, on faisait en sorte de la surestimer, de manière à éviter de tomber trop tôt à la côte. « On ne doit oublier une chose en l’estime, qui est de faire plus de l’avant que de l’arrière.»

Restait à vérifier sa latitude chaque jour à l’arbalète par l’étoile Polaire grâce aux tables de correction en regardant les gardes, ou grâce à l’astrolabe par le soleil méridien, avec l’aide d’une table éphéméride de la déclinaison solaire. L’arbalète tirait son nom de sa forme, et l’on manipulait l’astrolabe à bout de bras comme un peson. On semblait donc fusiller les étoiles et peser le soleil.

Au bout du compte, on ne manquait pas de sonder pour détecter la brusque remontée des fonds abyssaux à 200 mètres. Le plateau continental ou le Grand Banc de Terre-Neuve étaient des signes avant-coureurs de l’approche de l’Amérique. La sonde est aussi vieille que la navigation antique. Et puis on arrivait quelque part. L’art du navigateur était alors d’identifier le rivage. Et au besoin, il demandait sa route aux pêcheurs. A toutes ces approximations près, on naviguait intensément à travers l’Atlantique. A la grâce de Dieu.

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